Duel de dames

un
triptyque sur « Jésus chassant les marchands du Temple ». Mais, avec
tout mon respect, Votre honorée dame, le Christ était mat de peau et noir de
cheveux, comme l’étaient les gens de Galilée.
    — Si vous aviez été mat de peau et noir de
cheveux, le Camus ne vous aurait même pas vu, dit-elle en souriant.
    — Et je ne figurerais pas modestement dans
certaines de ses enluminures, Votre Hautesse, dit-il en éclatant d’un rire
franc.
    Ils marchèrent un moment en silence. Isabelle
songeait à Jeanne de Boulogne, Berry aurait-il acheté si cher son épouse
au comte de Foix si elle avait été contrefaite ? Son oncle n’était
inspiré que par la beauté.
    — D’où vient cet étrange nom de « aux
Bœufs » ? N’en avez-vous pas d’autre ? reprit-elle.
    — Sans doute d’un ancêtre bouvier, très
honorée dame. Mais on me brocarde du surnom d’Agreste, car j’ai une passion
pour la pleine campagne où j’adore méditer. Je le dois sans doute à cet ancêtre.
    « Voilà qui est mieux », songea Isabelle
en arrachant une fougère dont elle se chatouilla la joue.
    — Une filicaria, une plante qui ne
porte jamais de fleurs, dit-il tranquillement.
    — Vous semblez bien savant, frère Agreste. Vous
n’aimez pas les fleurs ?
    — Comment ne pas aimer les fleurs en s’appelant
Agreste, redoutée dame ? sourit-il.
    Elle commençait à le trouver charmant.
    — Quand je contemple une rose, poursuivit-il,
c’est Dieu que je vois dans son œuvre et sa perfection. Admirer la nature, c’est
admirer Dieu. La fleur est la beauté sans artifice, mais elle est éphémère et
elle passe pour donner le fruit. Et qu’importe le bourdon qui l’a butinée.
    Isabelle s’arrêta net. Que voulait sous-entendre
cet envoyé du Camus ?
    — Pardon, Votre Hautesse, vous ai-je choquée ?
    — Je ne le sais encore, frère aux Bœufs.
    — Est-ce la beauté sans artifice ? Vous
ne semblez pas en avoir besoin, madame, dit-il en dévisageant la reine dont le
teint était avivé par l’air piquant de janvier.
    Il parut à la reine que le regard du franciscain
ne parlait pas de son apparence, mais ce fut une sensation fugitive. Elle s’enveloppa
plus étroitement dans sa houppelande doublée de loutre en frissonnant et reprit
sa marche, pensive. « Qu’importe le bourdon qui l’a butinée », se
répéta-t-elle. Elle aurait cru entendre Jean la Grâce avec sa reine des
abeilles. Elle pensa aussi tout naturellement à son amour perdu, Bois-Bourdon, à
Orléans et à sa semence mâle. Elle se leurrait, le franciscain avait parlé sans
y penser, son regard était singulier mais il ne pouvait lire en elle à livre
ouvert. Il ne devait pas avoir trente ans, même après avoir fait de longues
études, et que savait-il de la vie, hors la scolastique ?
    — Croyez-vous, frère Pierre, que seul le
fruit compte et qu’importe le bourdon ?
    — Et quoi donc ? C’est la fleur qui
donne le fruit. Il en va ainsi de la vie.
    — Et que savez-vous de la vie ? finit-elle
par demander.
    — Qu’elle est une curiosité jamais assouvie.
    — Et vous n’êtes pas assouvi ?
    — Grand Dieu ! non. J’aime trop la vie, honorée
dame, dit-il en éclatant de rire.
    Isabelle aimait ces francs éclats de rire, Jean la
Grâce disait qu’ils révélaient une belle âme. À ce moment, Nicolette déboucha d’une
allée en courant.
    — Madame, Christine de Pisan est ici
présente, lui dit-elle, mais elle s’arrêta, regarda Pierre aux Bœufs, et lui
sauta au cou. Frère Agreste, comme c’est bon de te revoir.
    — Ma jolie demoiselle de Cholet, dit-il
en la faisant tournoyer. Toujours aussi délicate qu’une dentelle.
    — Vous vous connaissez ? demanda la
reine, interloquée par ces effusions.
    — Madame, dit Nicolette en lui faisant une
petite révérence, vous oubliez que le duc de Berry est mon indigne père. Frère
Pierre aux Bœufs est l’un de ses pupilles.
    — Sans Sa Seigneurie, je ne serais jamais
devenu docteur en théologie, et peut-être, ce jour d’hui, confesseur et
aumônier de notre très redoutée reine, ajouta-t-il en s’inclinant.
    « Policé, certes, mais effronté », songea
Isabelle en le regardant,
    Nicolette s’était mise à sauter de joie comme une
petite fille.
    — Oh ! madame, quel bonheur ! Dites,
nous restera-t-il ?
    — Nicole, intervint frère Agreste, on n’interroge
pas ainsi une si honorée dame.
    Isabelle eut un sourire