Duel de dames
Flamel. Elle ne pouvait
se résoudre à renoncer à une potion qui soulagerait tant de souffrances. Plus
entêtée que jamais, elle demanda audience à Philippe de Mézières et le
trouva dans sa cellule. Le vénérable vieillard paraissait fatigué.
— Comment se porte votre santé, messire ?
— Mieux que celle de notre roi, si ce n’étaient
mes vieux os.
— Il y aurait bien un remède pour vos vieux
os, comme pour la tête folle de mon pauvre époux, sans compter ma fidèle
Catherine de Fastavavin qui se laisse mourir.
— Penses-tu toujours à Flamel ? lui
demanda-t-il avec ironie, car il connaissait sa ténacité.
Isabelle apportait un argument qui lui semblait de
poids :
— L’art de l’alchimie est fort ancien. Dans
le livre de la Genèse de l’Ancien Testament, ne parle-t-on pas de la
prodigieuse longévité de nos anciens ? Noé mourut à neuf cent cinquante
ans, et le célèbre patriarche Mathusalem vécut neuf cent soixante-neuf ans.
— Et tu penses qu’ils avaient découvert l’élixir
de jouvence de la Pierre philosophale ?
— Et quoi d’autre ? Comme je le répète, l’alchimie
vient du fond des âges.
— Et au fond des âges, comment comptait-on
les années, le sais-tu ?
— Ma foi, n’avons-nous pas le calendrier
julien [81] ?
— Certes, celui de Jules César, depuis 45
avant Jésus-Christ. Mais il n’en fut pas toujours ainsi, et tu me parles de
temps plus anciens encore. Imagine un instant, noble reine, que nos lointains
ancêtres comptaient en lunaisons ?
— En lunaisons ? c’est-à-dire en mois ?
— Un an représente douze lunaisons. Ainsi, si
Noé avait neuf cent cinquante lunaisons, il serait mort alors à
soixante-dix-neuf ans, et notre Mathusalem, selon la même division, à
quatre-vingt-deux ans. Âges vénérables, je te l’accorde, mais qui restent du
domaine de l’humain.
Isabelle restait muette de dépit. Elle n’avait
jamais imaginé que l’on puisse compter les années autrement qu’elle le faisait.
En la voyant si déçue, il lui prit les deux mains et les serra doucement :
— Ne vous obstinez pas, madame. J’ai, en ma
jeunesse, taquiné l’alchimie et les livres abscons. Je me suis vite lassé des
creusets et des fourneaux, et des formules cabalistiques. La recherche de la
Pierre philosophale est un long labeur patient et méticuleux de purification de
la matière et de l’officiant. J’y ai acquis la sagesse que l’or n’est rien et
que seule la mort nous donne la vie éternelle. C’est toujours, ce jour d’hui, ma
philosophie.
— Comme Nicolas Flamel, vous m’embrouillez
avec vos philosophies. Je ne suis pas aussi sage que vous, laissera-t-on le roi
à la souffrance et Catherine à la mort ?
— Ils sont entre les mains de Dieu ! Qui
es-tu pour t’y opposer ? la sermonna Mézières. N’as-tu pas appris, dans
tes palais, la mort de dame Pernelle ? Elle dort aujourd’hui au cimetière
des Innocents dans un tombeau digne de l’amour que lui portait son époux, et à
la mesure de sa douleur. S’il n’a sauvé son épouse, il ne sauvera personne, qu’il
possède ou non la Pierre philosophale.
Alors seulement Isabelle renonça. Son maître avait
raison : nous sommes entre les mains de Dieu, et tout le reste n’est qu’orgueil.
*
Si la crise du roi durait, Catherine de Fastavavin
sembla se rétablir. Ozanne se consacra alors entièrement à Charles VI. Seul
son dévouement était en mesure de lui apporter le soulagement. Le roi réclamait
toujours, dans ses lueurs de conscience, sa chère sœur Valentine Visconti. Mais
le duc d’Orléans refusait le retour de sa femme à Paris, de peur qu’elle ne fût
à nouveau accusée d’empoisonnement et de sorcellerie, car sa propre popularité
n’était déjà pas si bonne.
Pour soigner Charles VI, Ozanne devait avoir
recours à la ruse, il était l’oint du Seigneur et ne pouvait être brutalisé. Mais
comment le laver et le changer alors qu’il se disait de verre ? Il le
fallait pourtant, il était si crasseux et couvert de poux que de vilaines
pustules lui étaient venues sur le corps et le défiguraient. C’était indigne de
sa personne royale.
Elle s’entremit avec les chambriers qui se
déguisèrent en Barbaresques, le visage et les bras enduits de la suie la plus
noire. Ils surgirent soudainement, vêtus de longues tuniques blanches. Le roi, dans
son immense stupeur, se laissa dételer, déshabiller et plonger dans un cuveau
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