Duel de dames
dit-elle, haussant
la voix. Jean de Meung accuse, blâme et diffame les femmes de toutes les
perversités.
Les huées couvrirent son discours. Le roi se leva
avec colère et fit un signe aux trompettes, qui résonnèrent et firent taire l’assemblée.
— Nous, roi de France, voulons écouter la
parole de M me de Pisan. Si des vérités ne sont pas bonnes
à dire, que ceux qui ne peuvent les ouïr sortent !
Il reprit place sur son trône dans un silence
stupéfait. La reine sourit, car elle lui avait donné à lire les écrits de Jean de Meung.
— Si les femmes sont toutes perverses, cet
éminent docteur de Meung devrait recommander de s’en approcher aucunement,
reprit Christine. Ou serait-ce elles qui viennent, en vos hôtels, quérir, prier
et prendre de force les hommes ? Jean de Meung se plaît plutôt à
donner recettes pour les séduire, il encourage les faux amants à leur jurer
amour mensonger, et leur faire accroire qu’elles sont plus belles que fées. Que
de manœuvres et grand courage pour venir à bout d’une faible pucelle dont ils
se vanteront dans les tavernes !
Il y eut un mouvement dans l’assemblée, fait de
grognements d’hommes, de rires féminins et même d’applaudissements.
— L’erreur est manifeste, dit Gontier Col en
dressant sa haute silhouette. Elle vient de la folie et des agitations qui te
sont venues par présomption, ou comme femme ardente en cette matière.
— De quelle matière parlez-vous, dont notre
oratrice serait ardente, maître Col ? intervint frère Agreste, droit dans
son aumusse immaculée. Est-ce matière de sexe dont Jean de Meung dit comme
vaches et taureaux en leurs champs ?
— Je dis que la pudibonderie de M me de Pisan
altère son jugement !
— Prenez votre parti, maître Col, madame
est-elle folle de son corps ou prude ? lança-t-il avec ironie.
Il y eut des rires. La reine reconnaissait bien là
le franc-parler de son beau confesseur. Ainsi, il levait l’ambiguïté des propos
de Gontier Col : certains vers de Jean de Meung décrivaient les
membres secrets qu’il condamnait, mais leur lecture était plus propre à
échauffer les sens.
Jean de Montreuil, le visage sanguin, se leva
à son tour, exaspéré.
— Cette femme que l’on appelle Christine ose
livrer ses écrits en public, encore qu’elle ne manque pas d’esprit autant qu’une
femme puisse en avoir ! (Sous les cris et les injures féminines, il haussa
le ton.) Cette femme, dis-je, me fait entendre cette courtisane grecque
Léontion [85] ,
qui osa aussi écrire contre le grand philosophe Théophraste.
— Nous admirons votre érudition, dit Mézières,
sans prendre la peine de se lever. Et nous voyons combien Jean de Meung a
su faire des émules en courtoisie.
— Jean de Meung est un maître
unanimement encensé. Il ne saurait ici être désavoué par une femme.
— Il est vrai qu’il y a de l’arrogance, pour
moi, femme, reprit Christine de Pisan, de reprendre et contredire un
auteur si subtil, qui entreprend de diffamer et blâmer tout un sexe.
— Je vous intime l’ordre de vous amender, hurla
le longiligne Gontier Col, avec force envolées de manches. J’ai de toi
compassion par amour charitable, et je te prie, conseille et requiers de
corriger tes dires envers le très excellent, irréprochable, clerc profond que
tu oses corriger et reprendre ! Confesse ton erreur et nous aurons pitié
de toi en te donnant pénitence salutaire.
— Je confesse que l’homme raisonnable doit
priser, chérir, aimer sa femme et protéger le sexe dont tout homme descend.
Ce fut au tour de Jean de Gerson, chancelier
de l’Université, de se lever. Drapé dans une chasuble dont la simplicité lui
donnait de l’élégance, il était de haute stature et avait un visage
impressionnant marqué de rides profondes qui accentuaient l’acuité de ses yeux.
Il avait une quarantaine d’années, et ses cheveux gris et ondulés coupés droit
sur les épaules. L’homme avait de la prestance, il était un prédicateur et un
orateur fameux. Les clercs se frottèrent les mains, la belle poétesse allait
trouver à qui parler.
— Certes, commença celui-ci, Jean de Meung
est un répétiteur unanimement encensé. N’a-t-il point proclamé en son temps que
« l’Université est la clef de la Chrétienté » ? Comment
désavouer un tel maître ! Mais je crains que cette clef, nous l’ayons
égarée. (Il y eut un murmure d’étonnement.) Comme est
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