Duel de dames
perdrait pas.
— Eh bien, mourez, madame, qu’y faire ? Et
tant pis si l’honneur dont vous festoyez en guise de nourriture risque d’être
mis à mal.
— J’en serai au contraire louée comme une
dame mourant pour son ami disparu.
— Voilà bien les romans à l’eau de rose !
Quel ami ? Ce stupide roi d’Angleterre de vingt ans ton aîné, qui est
lui-même mort de faim dans sa geôle ?
— Justement, madame, je mourrai ainsi que lui.
— Sauf que lui ne l’a pas voulu. Pour toi, ce
sera un suicide !
— Quelle différence quand on est mort ?
— Aucune, on est mort ! Savez-vous, madame
la reine d’Angleterre, comment les corps des suicidés sont traités ?
— Le mien sera traité comme on traite les
reines.
— Que nenni, tout le monde saura que vous
avez tué la vie que Dieu avait mise en vous ! Ce crime est impardonnable
aux yeux de l’Église. Et personne, même ton père le roi, ne pourra s’opposer au
châtiment de la justice ecclésiastique : tu seras attachée nue sur une
claie, bras et jambes écartés, traînée par deux chevaux dans les rues de Paris,
exposée aux crachats, aux huées, aux pierres de la foule qui te verra ainsi, toute
morte que tu sois ! Puis jetée en une fosse commune, sans sacrement, en
terre non chrétienne, comme les prostituées, les ivrognes, les assassinés ou
les jongleurs de foire.
Valentine parlait, même la bouche pleine, et
mangeait sans regarder Isabelette. Celle-ci en avait le souffle coupé, et ses
yeux étaient emplis de terreur.
— Cela ne se peut !
— Cela sera !
— Je suis reine d’Angleterre !
— Tu seras une suicidée !
Isabelle la regardait avec horreur pendant que sa
tante mangeait toujours comme une affamée, sans lui jeter le moindre regard. Alors,
lentement, la jeune Isabelle tendit une main tremblante :
— Donnez-moi du blanc-manger, madame.
— Je ne le tendrai qu’à ma bru.
— Elle est là, madame, devant vous.
*
Le 14 juin se fit une éclipse de soleil qui
terrifia le peuple de ses mauvais auspices. Chacun savait qu’au moment de la
mort du Christ, cet inquiétant phénomène s’était produit, qui demeurait depuis
toujours messager de mort et de cataclysmes. L’éclipse de juin ne démentit pas
sa funeste réputation. Elle fut suivie par une effroyable tempête en Île-de-France,
il tomba des grêlons de la taille d’un œuf d’oie, qui anéantirent les cultures,
tuèrent volailles, veaux et moutons, et défoncèrent les toitures.
Puis le soleil revint, et les princes, insensibles
à cette catastrophe qui ruinait les paysans, préparèrent en grande pompe le
mariage d’Isabelle, fille aînée du roi, avec son cousin germain, Charles, fils
aîné d’Orléans.
Le 29 juin, jour de Saint-Pierre-Saint-Paul, Isabelette
perdit son titre de reine d’Angleterre. La jeune fille de dix-sept ans fut en
larmes tout le temps de la cérémonie et des grands festoiements qui s’ensuivirent.
La reine ne partageait pas l’allégresse générale, elle se désolait pour sa
fille encore si fluette du jeûne qu’elle s’était imposé.
— Pourtant, le jeune Orléans est charmant, la
consola Yolande d’Aragon. Voyez comme il a l’air doux avec ses cheveux
foisonnants et cette belle couleur châtaine qui lui vient de son père. Il a les
yeux sombres des Visconti, mais le regard est rêveur.
— Ma fille a déjà vécu bien des épreuves. J’ai
versé tant de larmes quand j’ai dû la laisser partir enfant pour épouser cet
homme de trente ans. J’ai tant craint pour elle des ardeurs de ce roi, dans la
force de l’âge, alors qu’elle n’était pas encore nubile. Le mari s’arroge trop souvent
des droits interdits à l’encontre de son épouse.
— Cela est vrai, madame, mais ne soyez pas
inquiète. À douze ans, ce doux prince ne risque pas de lui faire grand mal. Attendez
qu’il pousse, et vous verrez combien votre fille saura s’arranger d’un si bel
et jeune époux.
— Vous avez raison, sourit enfin la reine, la
jeunesse ne voit que le présent. Elle ne sait pas que le temps arrange bien des
choses.
« Ou les obscurcit », se dit-elle en
remarquant, sur certains pourpoints de soie et houppelandes fastueuses, le
bijou de la discorde.
Car, si l’on pouvait penser les princes
réconciliés, ils se défiaient par la symbolique de leurs emblèmes qui en
disaient long. Louis d’Orléans avait choisi le bâton noueux, avec la devise :
« Je l’ennuie. » Le duc
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