Duel de dames
grand rassemblement des forces de la croisade en Barbarie se ferait
à Marseille, le 1 er juillet de l’an 1390.
Se doutait-on que la menace chrétienne faisait
souffler ce même vent de foi par-delà la Méditerranée, plus brûlant que celui
des déserts d’Afrique ?
Valentine Visconti coulait alors des jours heureux :
elle gardait son époux qu’elle aimait avec passion. Il la « punissait »
si honorablement qu’elle engendrerait bientôt ; et, grâce au talisman qu’elle
tenait dans sa bulle, ce serait un fils à n’en pas douter. Quant au roi, il
avait retrouvé son affabilité, l’appelait à nouveau « sa chère sœur ».
Et sa nouvelle pouliche l’enchantait. Alcoboçanne,
à la robe de feu qui lui venait d’Alezane, aux crins et paturons d’ébène qui
lui venaient d’Alcoboça, était splendide : haute au garrot, nerveuse, à la
fois fine et puissante. Cette haquenée était bien digne d’elle, plus magnifique
encore de savoir qu’elle l’avait enlevée à la reine.
— Prends garde, avait averti Louis, elle est
ombrageuse et ne connaît qu’Isabelle, elle n’a point de maître.
— Elle va connaître sa maîtresse ! lui
avait-elle rétorqué.
Et elle n’eut plus de cesse de soumettre
Alcoboçanne sur les longues perspectives des sentiers de chasse, en forêt de
Vincennes.
Sans le savoir, Valentine réveillait les souvenirs
de son jeune époux, qui revoyait la même scène, cinq ans plus tôt, alors qu’il
venait d’offrir Alezane à Isabelle. Le même entêtement de la princesse de Bavière
à vouloir essayer sa nouvelle pouliche dans cette même forêt de Vincennes. Combien
donnerait-il pour chevaucher comme naguère au côté d’Isabelle, connaître à
nouveau cette liberté et l’ivresse de leur complicité perdue ? Car elle
était perdue, il ne pouvait en douter. Elle avait trahi son rang comme elle l’avait
trahi. Il entendait encore la supplique d’amour d’Isabelle : « Prends
Alcoboçanne, mais laisse-moi mon capitaine. » Il lui prenait les deux, elle
ne saurait le lui pardonner comme il ne pouvait lui pardonner sa tromperie.
Et sa fureur était d’autant plus grande que ses
propres atermoiements à voir ce qui lui crevait les yeux lui donnaient le
sentiment d’avoir été moqué. Craon avait eu raison depuis le début. Sans l’intervention
criminelle de son favori, un bâtard aujourd’hui tiendrait la première marche du
trône.
Louis n’avait nulle pensée pour le roi, c’était
lui l’époux bafoué.
Isabelle pensait aussi perdue son amitié avec Louis
d’Orléans. Elle n’était pas sans savoir les sentiments peu fraternels qu’il lui
portait, et il lui avait déjà pris les lèvres du baiser de l’inceste : Louis
était son beau-frère, un lien qui interdisait tout acte charnel suivant la loi
de Dieu. Pourtant elle s’était abandonnée à lui, elle, la femme adultère. Elle
s’en savait doublement damnée. Aussi tout lui avait été arraché pour sa
contrition, jusqu’au roi, qui, pris dans la frénésie de sa croisade en Germanie,
la négligeait. Elle était loin des exaltations spirituelles de la Cour, elle
œuvrait ainsi qu’un automate privé de sentiment. La princesse de Bavière n’était
plus, elle n’était qu’une image, celle de la reine de France, asservie à ses
obligations. De ce vide intérieur, elle éprouvait des vertiges qui l’obligeaient
à s’asseoir pour ne pas tomber, et des nausées qui la précipitaient à l’écart
pour vomir.
Elle ne vivait plus que dans l’espoir de son frère
de Bavière, et dans la fièvre des préparatifs de son arrivée. Elle ne tenait
que par la force de son orgueil : elle était Isabelle Wittelsbach Visconti
d’Ingolstad, souveraine du plus puissant royaume d’Occident.
Parmi ses tourments, c’était le jour du départ des
croisés qui la terrifiait le plus. Et ce jour vint, la veille du 1 er mai.
À tierce, les chevaliers croisés suivirent la grand-messe à l’église Saint-Paul,
et reçurent la bénédiction de l’évêque de Sens. Le sénéchal du Berry rendit
ensuite une dernière visite à l’hôtel de la Pissotte pour saluer toute la
mesnie réunie et ses gardes. Tous aimaient et respectaient le sire de Graville,
ils firent ensemble une longue oraison. La reine était absente.
Elle l’attendait, seule, à nouveau dans son petit
retrait. Elle se sentait trop faible pour des adieux publics.
Sur les instances de Jean la Grâce, le chevalier
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