Duel de dames
que jamais divisé, et Charles VI, toujours opiniâtre, passait
de la colère la plus exaltée à l’abattement le plus profond. Le roi savait que
cette guerre déplaisait. On commentait le mauvais présage de l’église de
Saint-Julien au Mans, où une bague attribuée à la Vierge et exposée dans un
reliquaire en était sortie, sans que nul y touchât, et avait tourné sur
elle-même sans discontinuer durant la moitié d’une heure, sur le dallage, ce
qui augurait d’une grande calamité près d’éclater dans le royaume.
« Quand connaîtrai-je la paix ? »
se demandait-elle en décachetant la dernière missive de Louis. Elle annonçait
que l’ordre de départ était pour le 5 août.
— C’est pour demain, dit-elle à son frère en
lui tendant la missive.
Louis d’Orléans y parlait aussi de la chaleur
écrasante, de la santé du roi qui se dégradait, de sa fatigue et sa maigreur, de
la pagaille militaire, et il lui recommandait de prier pour que Dieu les exauce
dans leur stratagème.
Il fut décidé que la journée du lendemain se
passerait en oraisons pour tous, la reine fit dire des messes dans sa chapelle
privée de la Bergerie et dans les églises des environs. Elle n’espérait guère
de nouvelles en ce jour, il fallait plus d’une demi-journée à pleine course
pour aller du Mans à Paris.
Tout en marmonnant ses prières, ses pensées
dérivaient en se représentant cette immense armée, qui cheminait comme un
interminable serpent aux couleurs chatoyantes, les bannières déployées, les
destriers caparaçonnés, les riches pourpoints des chevaliers. Le roi portait-il
le chaperon de velours écarlate orné d’un chapelet de grosses perles qu’elle
lui avait offert à son partir ?
Elle songea à l’ermite.
*
Le roi somnolait, harassé de fatigue et de chaleur,
l’esprit divagant.
« Que ce sable est trompeur, il veut se faire
croire à l’image de la neige si fraîche, mais il brûle comme l’enfer. J’ai
chaud, si chaud, quand verrai-je la blancheur des remparts de la céleste
Jérusalem se dresser à l’horizon de mon calvaire ? Je suis soldat du
Christ. Mais Dieu, que ce désert est long, mon destrier avance à pas si lents, le
bruit de ses sabots s’étouffe dans cette poudre brûlante. Quel silence, quelle
fournaise ! Je n’aurais pas dû boire ce grand verre glacé de vin blanc de
Touraine à mon départ, en place de toute nourriture. Mais où l’ai-je bu ? N’était-ce
pas au Mans ? Que fait cette ville du Mans en pays ottoman ?
« Et que fait cet homme nu, en chemise, qui
vient se suspendre au mors de mon cheval ? Son faciès est sombre et
grimaçant, un Maure sans aucun doute. Il me crie : “Retourne, roi, tu es
trahi.” Pourquoi roi ? Je suis Georges, noble chevalier chrétien, mes
armes sont d’un lion percé d’une épée. Je suis soldat du Christ. Je suis si
fatigué, je ne suis que douleur. Pourquoi ce Maure me poursuit-il ? Ne
cessera-t-il jamais de hurler ses hérésies ? Je ne suis pas roi, je suis
Georges, chevalier chrétien, mes armes sont d’un lion percé d’une épée. Je
voudrais tant dormir et dormir encore. »
Il dort dans la touffeur de ce désert. Mais soudain
il tressaille, un bruit alarmant l’a réveillé, on l’attaque, il entend
cliqueter derrière lui des harnachements de chevaux. On le suit dans ce désert,
il n’est pas seul. Il se retourne, qui est cet écuyer ? Il ne porte pas la
cuculle du croisé. C’est un traître, à coup sûr. Charles imprime une volte
violente à son cheval, à lui rompre le cou, il tire son épée de son fourreau, l’abat
avec une violence inouïe au creux de l’épaule du traître et lui ouvre la
poitrine. Maudit soit le sang qui jaillit, car il est impur ! Il voit
alors qu’il est encerclé de chevaliers, aucun ne porte le signe des glorieux
croisés, tous des imposteurs. Il est Georges qui terrassa le dragon de son épée,
son épée est Excalibur, l’invincible glaive du roi Arthur, elle est la Durandal
de Roland le preux, qui ne rompt pas. Il aperçoit son frère Louis, en pourpoint
de soie aux fleurs de lys. Où est sa croix pectorale de la croisade ?
« Sus au traître », hurle-t-il, son épée levée haut, fonçant sur ce
frère félon, sourd aux hurlements de stupeur et d’horreur qui s’élèvent tout
autour de lui.
*
À la Bergerie, le soir de ce 5 août fut
consacré aux jeux de tables dans la grande salle du pavillon de Louis le Barbu,
trictrac, jeux de
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