Eclose entre les lys

sourire ironique. Il avait des dents larges et solides qui lui
emplissaient toute la bouche. Se détournant ostensiblement du sire de Graville,
Craon se mit à narrer à Isabelle les dernières nouvelles courant les chemins
sur la bataille des Flandres. Tout en l’écoutant, elle détacha un oison rôti d’une
des brochettes qui venaient de leur être apportées, et se mit à le grignoter.
    — Après la chute de Damme, rien ne semblait
pouvoir calmer l’humeur assassine du roi, poursuivait le seigneur de Sablé.
Il paraîtrait que c’est la mort d’un de ses chevaliers qui lui aurait fait
perdre tout sens commun.
    « Adémard de Courtemay ? » s’interrogea
Isabelle, tout en déchirant de ses petites dents carnassières sa carcasse d’oisillon.
    Craon continuait son récit où il était question de
soldatesque défonçant les portes des maisons, égorgeant les hommes, mettant en
perce les tonneaux comme les femmes et les fillettes.
    Isabelle blanchit, et jeta nerveusement son rôt
dans la corbeille aux tranchoirs.
    — Passez outre, messire, murmura doucement
Bois-Bourdon d’un air menaçant. Nous savons ce que c’est que pillage. Mais
notre reine est faite d’un autre bois.
    — Pardonnez, madame, à ce rude récit, répondit
le seigneur de Sablé en s’inclinant vers Isabelle qui se lavait les doigts
dans le bassin présenté par l’échanson.
    Celle-ci changea de conversation et s’adressa à
Louis d’Orléans qui mangeait avec l’appétit de son adolescence.
    — Nous diras-tu enfin pourquoi tu es de
retour, monsieur le Mystérieux ?
    — J’y viens, madame l’impatiente, répondit-il,
la bouche pleine. Comme j’arrivais à Dijon, j’y croisai des courriers que m’avait
dépêchés la reine de Hongrie-Pologne pour m’empêcher de pousser plus avant. Marie
avait épousé ailleurs.
    — Sigismond de Bohême, précisa Craon. Il
était prétendant à la main de la princesse Marie ; aussi, lorsqu’il apprit
ce projet de mariage avec Louis, il eut l’impudence de mettre le siège devant
le château de Buda [28] de la reine de Hongrie-Pologne, qui dut céder à la force, et qui donna sa fille
en mariage à cet opiniâtre Sigismond.
    — C’était sans doute fort insultant pour la
parole jurée, renchérit Orléans. Pourtant, jamais insulte ne m’a si fort réjoui.
Et nous avons fêté la nouvelle tant et plus dans les bordeaux de Dijon, insista-t-il
fier d’afficher sa nouvelle émancipation.
    — Des bordeaux bien achalandés, acquiesça
Craon, fasciné par Isabelle.
    Elle buvait du moretum à petites gorgées
gourmandes, ce vin de mûres miellé qui était sa boisson favorite. La liqueur, d’un
vermillon capiteux, empourprait joliment ses lèvres bien ourlées, sur
lesquelles elle passait machinalement sa petite langue rose. Bois-Bourdon, le
visage de pierre, fixait Craon à travers ses paupières, comme un chat épie un
rat. Isabelle finit son verre, qu’un échanson emplit aussitôt. Sautant du coq à
l’âne, elle demanda à Orléans :
    — Gentil beau-frère, te souviens-tu d’Alezane
que tu m’as donnée ?
    — Fort bien, gentille belle-sœur.
    — Eh bien Alezane est amoureuse du destrier
de messire de Graville, et il en est de même pour Alcoboça. Et si Dieu le
veut, nous aurons un poulain dans quelques mois.
    Tout en parlant, ce n’était pas Orléans qu’elle
regardait, mais Bois-Bourdon, qu’elle dévorait des yeux. Ce regard ardent n’échappa
pas au sire de Craon. « Il se pourrait bien qu’il n’y ait pas que la
pouliche qui soit amoureuse », songea-t-il. Le sire de Graville, comme
s’il avait lu dans les pensées du baron breton, se sentit glacé jusqu’à l’âme. Isabelle
était jeune, et bien qu’elle ne prît pas cet air assoté qu’affichent les femmes
éprises, elle était encore bien fragile à dissimuler.
    Et le seigneur de Sablé était une fine mouche,
dangereux comme un serpent.
    Un valet fit diversion en apportant une jatte d’œufs
caramélisés, fleurant bon la vanille. Isabelle, qui sirotait à nouveau son
moretum, et qui commençait à être légèrement euphorique, y plongea profondément
un doigt qu’elle porta à sa bouche. Elle y lécha la crème avec un plaisir
sensuel. Un ange passa, tandis que ses trois compagnons l’observaient.
    Alors que la reine suçait son majeur avec volupté,
Craon ne fut pas sans remarquer la mine de Bois-Bourdon qui la regardait faire
avec une rage impuissante. « Et il se