Eclose entre les lys
de l’Écluse était considérable. De la Prusse jusqu’à la
Castille, il était venu des vaisseaux de partout, parés comme des maîtresses,
argentés de mâts, dorés de proues, empavillonnés de soie flottante dans tout
l’orgueil héraldique, déployant au vent les lions, les dragons, les licornes,
pour faire peur aux léopards anglais.
Visitant sa flotte au cours de l’été, Charles
s’était essayé aux régates ; il avait conçu une grande fierté en
constatant qu’il n’avait point le mal de mer, comme certains de ses chevaliers.
Il se disait même que l’amiral Jean de Vienne était atteint de cette
faiblesse.
Le port de l’Écluse et sa multitude de bateaux
enluminés qui se drossaient les uns contre les autres avaient encore le pouvoir
d’exalter l’imagination du jeune souverain, de le gonfler de son immense
puissance. Il aimait la parade et le faste des armées, mais pour le reste… Que
connaissait-il des combats ? Qu’un champ de tripes ouvertes, l’odeur du
sang, les cris d’agonie.
Le cauchemar de Roosebeke l’avait encore torturé
cette nuit. Les milliers de morts au lieu-dit « du ruisseau couleur de
roses » s’étaient encore levés et l’avaient traîné de leurs bras décharnés
devant le tribunal de Dieu, le laissant à son réveil exsangue et abattu.
Il avait vu depuis bien d’autres massacres que
celui de Roosebeke, couler d’autres rivières de sang. Le sang, toujours le
sang, celui d’Adémard de Courtemay. Et toujours cette peur incoercible des
morts. Il avait honte de cette sensibilité indigne. Il enviait le soldat qui
pouvait exalter sa bravoure en ferraillant de taille et d’estoc sans merci, le
porte-lance qui chargeait à plein galop sus à l’ennemi, le brandisseur de fléau
qui décervelait, le fauchard [32] pourfendeur de
cuirasses. Il enviait jusqu’au simple coutelier qui vous déverrouillait d’un
tour de couteau le gorgerin d’un cavalier à terre, se débattant stupidement
dans son armure comme un gros hanneton sur le dos, et vous tranchait la chair
d’un coup net, ainsi que l’on fait à une huître.
— Que me parlez-vous de finances alors que je
viens de faire un emprunt pour le Passage d’Angleterre à mon banquier lombard
Dino Rapon ! hurlait le duc de Bourgogne.
— Et qui remboursera la dette ?
répondait Olivier de Clisson, hurlant tout aussi fort. La cassette royale,
cela s’entend.
Les dignitaires et les chefs de guerre disputaient
toujours des affaires de l’État. Charles VI contemplait les tentures dont
les tapisseries exaltaient le culte porté à Charlemagne et qui avaient donné
son nom à la salle du Conseil. Il songea aux hauts faits de guerre qui avaient
fait sa légende, à son neveu Roland le Preux. Puis son esprit s’égara sur les
exploits contés dans l’épopée du roi Arthur, du Chevalier au Lion, de Lancelot,
de Perceval, de Saint Louis et sa glorieuse croisade. Enfin et surtout, il
songea au vaillant Bertrand Du Guesclin, le mythe vivant de sa petite
enfance. Son héros. Un culte qu’il avait reporté sur le compagnon d’armes du
grand homme, son connétable Olivier de Clisson, auquel il vouait une
admiration éperdue.
Mais qu’en était-il pour lui, le roi, le premier chevalier
du royaume ? Il n’avait jamais tiré Esfoldre contre l’ennemi, encore moins
contre les Sarrasins pour la gloire du Saint-Sépulcre. Il était juste que la
reine gardât l’épée ; il n’en était pas digne, il n’était pas digne de son
amour. Il lui avait remis l’épée royale en étant certain qu’Isabelle la lui
rendrait sur-le-champ. Voilà cinquante-neuf jours qu’elle la tenait. Le roi
comptait les jours.
Des éclats de voix firent sortir à nouveau Charles VI
de sa songerie pitoyable. Ses oncles de Berry et de Bourgogne se querellaient
encore.
— Catherine a neuf ans, Jean bientôt quinze, et
la dispense apostolique est enfin arrivée. Il n’y a plus de raison de surseoir,
je veux les marier au plus vite, vitupérait le placide Camus.
Il avait enfin reçu la dispense nécessaire à cette
union entre cousins germains. Berry, pressé d’unir son fils à sa nièce, était
sans doute encore plus pressé de toucher la dot de la princesse de France.
— Nous ne devons pas nous distraire de notre
campagne d’Angleterre, lui répondit Bourgogne en rugissant. Nous devons
profiter de l’hiver pour réunir nos finances et nos forces, et tu as mieux à
faire à rassembler les armées de tes
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