Eclose entre les lys
bivouac, était resté longtemps en vue des remparts de la
capitale picarde, dominés par les tours hérissées d’échafaudages de Notre-Dame
d’Amiens, tant la progression avait été lente et cahotante. Chemins et routes
qui y convergeaient étaient encombrés d’un invraisemblable charroi de marchands,
pèlerins, hommes d’armes, bateleurs, cavaliers, villageois, bestiaux, équipages
en grand harnois qui allaient, dans un grouillement tintinnabulant, vociférant,
caquetant ou braillant des cantiques. Jamais Isabelle n’avait vu un tel
encombrement. Sa litière n’avançait que par secousses malgré la piétaille de
son oncle Frédéric qui leur ouvrait le chemin à grands moulinets de bâton, hurlant :
« Place, place à monseigneur de Bavière ! »
Il y avait eu encore plus de presse au passage des
douves et à l’étranglement de la haute porte fortifiée de la ville. À l’intérieur
des murs, ce fut pire. Le cortège piétinait dans un désordre indescriptible. L’assourdissant
concert des cloches battant tierce, sixte, none, étirait le temps au fil des
étroites ruelles à encorbellements, jonchées de feuillages et de pétales de
fleurs. Les façades des maisons étaient tendues de brocarts, de tapisseries, d’oriflammes.
Aux carrefours coulaient des fontaines de lait et de vin. La cité était en
liesse et partout le lys royal fleurissait.
— Qu’ont donc tous ces gens, bel oncle ?
demanda Isabelle, alors que la largeur d’une esplanade avait permis à Frédéric
de chevaucher au côté de sa litière.
— On dit que le roi est dans les murs d’Amiens.
Il serait arrivé il y a deux jours en compagnie de son oncle de Bourgogne.
Ainsi donc Charles VI était dans la ville, et
la cité en fête s’offrait à son souverain, parée, excitée comme une putain, chaude
et vibrante. Le duc de Bavière apprit à sa nièce que monseigneur Charles
le sixième venait lui aussi faire ses dévotions au chef de saint Jean-Baptiste.
Ce soir, dans la grande salle des banquets du palais épiscopal, il recevrait l’hommage
des notables de la ville ; elle-même se devrait de présenter le salut de
son père, Étienne III, duc de Bavière, à l’illustre roi de France.
La peste soit de ce prince ! Cette obligation
ennuyait fort Isabelle, elle ne voulait songer qu’à son beau cavalier blond
entrevu la veille. Son image la hantait. Par les fentes des courtines de la
litière, tenues closes sur ordre de la duchesse de Brabant, elle guettait
dans la foule un visage qui lui ressemblait, son visage.
— Attention, lui murmura Catherine, gentiment
revancharde, tu prends des airs niaiseux.
La jeune princesse éclata de rire, bonne joueuse.
— Qui peut-il être ? lui chuchota-t-elle.
— Quelque goliard, suggéra la demoiselle de Fastatavin
malicieusement, de ces mauvais étudiants en rupture d’école.
— « Gens qui mènent tapage n’ont point
lignage », ronchonna Miette la Glabaude, évoquant la bande dissipée des
jeunes fous qui les avait importunés la veille.
Elle voyait d’un mauvais œil l’excitation d’Isabelle,
qu’elle adorait et couvait comme une poule son poussin.
— Tais-toi ! s’irrita celle-ci, tu ne
sais pas ce que tu dis. Il a bien trop fière allure.
— Moins que mon Adémard, répondit encore
Catherine, résolument taquine.
Isabelle se tourna alors vers la demoiselle de Louvain.
— Ozanne, toi, tu peux le dire, lui demanda-t-elle,
qui est le plus beau, mon cavalier blond inconnu ou ce rougeaud d’Adémard ?
Il est vrai qu’Adémard était un solide rouquin
dont le visage, constellé de taches de rousseur, s’était malencontreusement
enflammé au soleil de la campagne flamande. Ozanne avait appliqué un onguent d’oignons
broyés sur ses brûlures ; puis son nez, ses joues avaient pelé. Mais de ce
désagrément, il en retirait à présent une couleur ambrée qui faisait
merveilleusement ressortir l’eau verte de ses yeux.
La demoiselle de Louvain, perdue dans ses
pensées, n’avait pas suivi la conversation. Elle songeait au roi. Depuis qu’elle
le savait à Amiens, elle était taraudée par la peur et le désir de le revoir. Aux
grandes fêtes du Mai, sur les ordres de la duchesse de Brabant, elle s’était
laissé trousser par le jeune souverain. Sans même s’apercevoir qu’elle était
vierge, il l’avait prise sur un bahut avec une urgence flatteuse, mais ce ne
fut que pour l’oublier tout aussitôt. Et depuis, elle
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