Eclose entre les lys
l’aimait, d’un amour
secret, absolu, désespéré.
— Eh bien, le diras-tu, Ozanne ? Qui est
le plus beau, Adémard ou mon beau chevalier blond ? répéta Isabelle qui s’impatientait.
— Le chevalier blond est une illusion. On ne
peut juger d’une illusion, finit-elle par répondre avec une sorte d’amertume
dans la voix.
Cette réponse sibylline fit pouffer de rire
Catherine et fâcha la princesse de Bavière.
— Ni goliard ni illusion. Je le reverrai, et
alors vous serez toutes bien surprises de sa noblesse.
Elle savait, elle, que son chevalier était bien
réel. Il était le visage de chair de tous les preux de son imaginaire. Depuis
qu’elle en avait été éblouie, elle l’inventait sans cesse : il volait à
son secours, terrassant quelque dragon qui la menaçait, tel le grand saint
Georges ; il lui écrivait des lais et jouait de la viole à ses pieds, chantant
son adoration d’une voix admirable, louant sa beauté et ses vertus.
Elle avait vécu jusqu’à ce jour dans la poésie du
romanesque courtois, et suivant les règles du genre, la princesse retrouvait
toujours son prince en des circonstances extraordinaires et miraculeuses. Héros
de parchemins et d’enluminures. Mais qu’en pouvait-elle savoir ? Isabelle
avait été soigneusement tenue éloignée de toutes les contingences charnelles et
de leurs engeances. Élevée dans le culte de Notre-Dame, elle pensait que les
enfants venaient de l’Esprit saint, comme pour la Vierge ; ils étaient un
cadeau de Dieu. Et s’ils étaient du Diable, c’était à la suite d’accouplements
bestiaux. Elle croyait innocemment que seules les bêtes s’accouplaient. Tels
étaient les principes dans lesquels sa mère, la prude et démoniaque Thadée
Visconti, l’avait tenue.
*
La sonnerie du couvre-feu avait résonné depuis
longtemps. Dans la vaste salle des banquets, l’hommage de la ville d’Amiens à
son roi déroulait son fastidieux défilé : du prévôt au bailli flanqués de
leurs assesseurs, des échevins et autres officiers de la Couronne, sans compter
les maîtres de corporation, ou les hobereaux picards, tous venaient en
procession s’agenouiller devant leur souverain, en signe d’allégeance et de
fidélité.
La cérémonie se passait dans le tumulte et
l’indifférence des courtisans qui formaient la cour de Charles VI. Ils
n’avaient cure de ces hommages, un seul leur importait : celui d’Isabelle
Wittelsbach Visconti d’Ingolstadt, princesse de Bavière, et ils piaffaient
d’impatience.
Les plus folles rumeurs couraient depuis les
grands tournois des fêtes du Mai, où l’on disait que le duc de Bourgogne y
avait arrêté de marier le roi. Depuis, toute tête nouvelle était épiée, jaugée,
qu’elle soit couronnée ou pas, car on savait Charles assez fantasque pour ne
prendre que femme à son goût. Et le moindre regard, le plus léger sourire du
roi faisait battre les jeunes cœurs d’une espérance déraisonnable.
Or donc, la présence d’une princesse germanique
entre les murs d’Amiens n’était pas passée inaperçue, d’autant plus qu’elle
résidait à l’Hôtel de Bourgogne, ce qui semblait en dire long.
Enfin, lorsque tous les notables de la ville se
furent retirés, elle parut…
*
Isabelle embrassa la salle d’un seul coup et baissa
aussitôt les paupières, fixant le sol devant elle, comme il sied à la bonne
éducation des jeunes filles. Mais ses prunelles restaient éblouies par toute
cette pompe furtivement entrevue, par les lumières des candélabres et des
innombrables torches qui garnissaient les murs, le chatoiement des étoffes, le
rutilement des bijoux. Des effluves de parfums agressifs et le bourdonnement
des conversations l’étourdirent un instant. Mais elle redressa le buste, et se
tint roide et fière. Roide, car ne voulant perdre une miette de sa petite
taille, fière, car elle était princesse de Bavière. Seule sa main
tremblait, posée sur le poing fermé de son oncle qui la conduisait dans la
presse des courtisans. Elle se sentait l’objet de la curiosité de centaines
d’yeux. Parmi ceux-ci, elle se raccrochait au regard bleu de son beau cavalier
blond qu’elle voulait croire présent dans la foule ; c’était pour lui
qu’elle marchait avec tant d’orgueil et de majesté. Les courtisans s’écartaient
devant elle et sur le passage de son escorte. Au fur et à mesure que la
princesse approchait du dais royal, chacun se tut, observant avidement
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