Eclose entre les lys
de Bourgogne, comme le doit un neveu à son bon
oncle. Le Hardi le reçut avec une feinte affabilité, qui ne sut masquer
longtemps son opiniâtre colère. Il en vint très vite à reprocher à Louis sa
frivolité et la munificence ruineuse de la Cour.
— Je vous entends, bel oncle, admit le jeune
duc, l’air contrit, et moi-même ne puis y tenir, et m’y ruine. Mais je suis
prince de France, je ne peux me tenir hors. (Il ajouta dans un grand soupir :)
Mais que faire pour occuper la chevalerie quand elle n’est pas à la bataille, sinon
l’amuser ?
C’était amener Philippe sur le sujet de son obsession.
Le Hardi n’y résista pas, et parla de l’outrage
que lui faisait le duc de Gueldre en s’attaquant au Brabant.
— En qualité de prince des Fleurs de lys, je
partage l’outrage, mon oncle, l’insulte est patente et touche le royaume de
France tout entier.
— Sauf le roi, semble-t-il, rugit Bourgogne
en se levant.
Et marchant comme le lion en cage qu’il était, il
se mit à clamer son indignation, trop heureux de trouver une oreille
complaisante. Le frère du roi laissa passer l’orage. Puis il se risqua à lancer
les rets du piège où les Marmousets voulaient prendre le duc de Bourgogne.
— Si j’étais le roi, j’enverrais un défi au
duc de Gueldre, le sommant de cesser ses attaques. Il faudrait bien alors
qu’il se soumette.
— Que nenni, je gage que ce petit prétentieux
renverrait le défi, gronda le Hardi qui connaissait la suffisance des
princes.
— Je gage aussi. Si j’étais le roi toujours, alors
ce serait la guerre.
— Certes, mais tu n’es pas le roi, mon neveu !
conclut rageusement le duc.
Orléans haussa le ton et rétorqua avec une feinte
exaspération :
— À la fin, que ne lancez-vous ce défi en
lieu et place de mon frère ?
— Je ne peux pourtant pas me substituer au
roi de France, lui fut-il répondu plus fort encore.
— Et qui s’en inquiétera ?
Cette question péremptoire figea le duc de Bourgogne.
Il revint s’asseoir, pensif. Louis laissa l’idée faire son chemin. Le Hardi
savait la noblesse si morgueuse qu’un défi faisait bouillonner les têtes les
plus froides. L’affaire Carrouges [43] avait fait scandale,
elle était encore dans toutes les mémoires. Il n’était point de chevalier qui
ne fût prompt à laver dans le sang le moindre affront. On se battait pour l’honneur,
on réfléchissait après. Charles VI était de ces preux, il en était le plus
grand. Si le duc de Gueldre répondait à sa provocation, le roi en serait
si marri qu’il la recevrait sans doute comme telle, sans prendre le temps de
comprendre. Ce coup était fort tentant.
— Il se peut, beau neveu, que vous ayez
raison, supputa enfin le Hardi. (Retrouvant toute sa légendaire prudence, il
ajouta :) Si cela se fait, me garantissez-vous le secret le plus absolu ?
— En douter me fait offense, seigneur mon
oncle.
Et le jeune Orléans le quitta sur cette belle
promesse.
Philippe le Hardi envoya le défi qu’il scella
du sceau royal. Il n’y avait plus qu’à attendre et à espérer que Guillaume l’Argenté
ait la fatuité d’y répondre.
*
28 décembre 1387… Triste anniversaire. La
fête des Fous, l’incendie, la mort du petit Charles : « Monseigneur
étouffe ! Monseigneur se meurt ! » Combien de fois le cri de
Catherine n’avait-il pas résonné au cœur d’Isabelle ?
L’hôtel de Saint-Paul était désert, il n’aurait
pas été décent qu’il soit en liesse en ce jour. Aussi toute la Cour s’esbaudissait
en dehors, dans Paris, laissant la reine à son deuil.
Elle était dans son petit retrait avec Jean la
Grâce pour seule compagnie.
— Jouerez-vous ce coup, madame, ou
laisserez-vous mettre votre reine en échec ? lui lança soudain ce dernier.
Isabelle sursauta, ramenée au présent.
— Pardonnez-moi, frère Jean, mais je n’y suis
point.
Philippe de Mézières avait fini par lui apprendre
les échecs qui étaient autant d’enseignements aux rouages de la société [44] .
Le précepteur les considérait comme un exercice stratégique, moral et politique,
d’un haut niveau philosophique, et disait du jeu d’échecs qu’il était le jeu
des rois et le roi des jeux.
Isabelle déplaça une figurine sur l’échiquier, l’esprit
ailleurs. Elle songeait à Ozanne, sa fidèle Ozanne qui ne lui avait rien caché
de ses rapports avec le roi. Cette situation les avait rendues
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