Eclose entre les lys
étaient aussi parties, raides et minuscules dans leur
suaire blanc. Enfin, son père, alors qu’il n’avait que douze ans.
Il ne lui restait plus que Louis et sa petite sœur
Catherine. Que Dieu les ait en Sa sainte garde.
Charles faisait multiplier les oraisons pour la
vie du chevalier de Courtemay. Les chirurgiens avaient tout tenté, sauf
retirer la flèche de peur de faire gicler le sang en abondance, précipitant la
mort du chevalier. Le trait était encore là, crocheté dans la gorge d’Adémard
de sa pointe acérée en double triangle. La penne en avait été brûlée, ainsi que
les chairs aux abords de la plaie, pour éviter toute purulence. Et le bruit
courait dans le camp que la térébrante pointe était empoisonnée, ce qui était
grande perfidie de la part de l’ennemi.
Malgré toutes les décoctions, les emplâtres et
multiples saignées, le cou avait gonflé, la peau était tendue, d’une couleur blanchâtre,
malsaine. Le visage congestionné du chevalier marquait toutes les phases de l’étouffement
et de l’empoisonnement du sang. Dans son inconscience, il cherchait son souffle,
avec des périodes de halètement convulsif ou de râles profonds.
Jugeant qu’il était entré en agonie, il lui avait
été administré les derniers sacrements, des flambeaux avaient été allumés aux
quatre coins du lit, et l’assistance s’était mise en prière. L’on pouvait
croire que Charles VI priait aussi, à genoux près du lit, le front posé
sur les draps. Mais son esprit crucifié errait sur d’autres lieux de bataille, d’autres
champs de tripes ouvertes et de cris d’agonie, et toujours cette odeur de sang.
Roosebeke ! Sa première victoire, la révolte
des tisserands flamands [20] .
Roosebeke, la terreur de ses nuits de cauchemar
depuis quatre ans, comme cette nuit même : tant et tant de cadavres hideux
se relèvent au jour du Jugement dernier, squelettes d’épouvante qui le traînent
de leurs mains crochues, lui, le roi de France, jusqu’au pied du tribunal de
Dieu en criant vengeance. Roosebeke !
« De quoi sont morts tous ces gens, messire de Clisson ? »
avait-il demandé à son connétable, après la bataille. « La plupart ont
péri d’étouffement et d’écrasement, sire. »
Et le connétable lui avait raconté l’inconcevable :
« Ils s’étaient liés de cordes les uns aux autres en formation massive et
considérable. Ils marchèrent ainsi au coude à coude, à la façon des antiques
phalanges romaines, sûrs de la puissance de leur charge. Ils s’enfoncèrent, tout
hérissés d’épieux, entre les lances du gros de l’armée française qui les
déborda et les encercla. Mais les lances étaient plus longues que les épieux, et
les Flamands étaient percés avant de pouvoir atteindre. Alors, les premiers
rangs reculèrent en mouvement de panique, opérant une lente et inexorable
pression sur la masse du bataillon. Sur les pourtours, le sang coulait à flots,
alors que le centre suffoquait. Point de combats, mais râles de poitrines
broyées, craquements d’os rompus, cris de supplication hors d’haleine. »
« Où sont les prisonniers ? » avait
encore demandé l’enfant-roi. Alors, il s’était fait expliquer que ce n’étaient
que ribauds indigents. Pas de rançons à espérer, donc pas de quartier… Le champ
était hideux à voir, un entassement de plus de cinquante mille cadavres.
Charles avait été tenu hors des combats, entouré
de sa garde, sous l’oriflamme de Saint-Denis. Puis on lui avait donné à admirer
une si belle victoire. Ils lui dirent que c’était lui qui avait gagné la
bataille puisqu’il était le roi. Et parce qu’il était le roi, il avait gardé
pour lui sa répugnance devant cet immense meurtre, passant sa fureur sur leur
chef mort, ce gueux d’Artevelde qui avait mené cette révolte. C’était lui, le
responsable de cette horreur. Avec quel désespoir il l’avait piétiné ; avec
quelle jubilation il l’avait fait pendre par les pieds ; et avec quel
soulagement il s’était laissé glisser dans l’abîme sombre de l’oubli, hors de
ses sens martyrisés.
Il s’était fait dire que Roosebeke signifiait en
flamand : « ruisseau couleur de rose ». Pour l’enfant qu’il
était, les roses de Roosebeke avaient la couleur du sang.
Charles VI n’avait alors que quatorze ans.
Il avait une peur incoercible des morts. Il
gardait cette honte enfouie, secrète, tremblant que quiconque puisse
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