Elora
César Borgia réussissait sa manœuvre. Tant pis pour le roi de France qui verrait anéanties ses ambitions sur Naples. Eux y gagneraient en sérénité.
Lorsqu’ils s’éclipsèrent dans la chambre voisine, elle tarda à s’endormir, cherchant le contact de Djem contre elle pour se rassurer. Elle finit par caler son souffle sur le sien et par sombrer. La dernière image qui lui vint fut celle du seigneur d’Entremont qui l’avait si joliment sauvée.
*
La transformation n’avait pas eu lieu.
Étourdie par la tendresse du baiser d’Enguerrand, Algonde avait cru être enfin débarrassée de cette malédiction, jaillir de l’eau sur ses jambes retrouvées et quitter la grotte à jamais. Il n’en avait rien été. Elle avait attendu quelques secondes, le désespoir et la surprise au cœur, avant de s’écarter du chevalier, de reculer jusqu’au centre du lac et, malgré les appels répétés et l’angoisse visible de ce dernier, de s’immerger totalement. À quoi bon sa pitié ? À quoi bon vivre en vérité, puisque Mathieu, son Mathieu, l’avait repoussée une fois de plus ? Une fois de trop. D’un coup de reins puissant, elle s’était enfoncée dans les eaux émeraude jusqu’à trouver l’abîme le plus sombre et, sous ses mains, la roche d’un tombeau de silence. Elle était démunie cette fois, vaincue d’évidence et de renoncement. Elle hurla, recrachant l’eau de ses poumons comme une vomissure de désespérance. Pourquoi ne pouvait-elle mourir comme tout un chacun ? Plus que jamais elle comprenait ce qu’avait été la détresse de Mélusine avant elle. Elle ne lui en voulait plus de ses manigances. Tout valait mieux que de demeurer là encore quand l’espoir n’existe plus, quand la vie persiste au-delà du vivable.
Elle était demeurée des heures prostrée, n’acceptant pas même la ronde des rares poissons qui nageaient en eaux profondes, les faisant fuir d’un grondement de sa queue monstrueuse.
Et puis, soudain, ce fut comme une fulgurance en elle. L’appel d’Elora. L’image de sa fille menant la roulotte du noble Nycola, ballottée par les pavés de la via qui menait à Venise. Cela faisait des jours qu’elle ne la captait plus. Algonde sentit son cœur de mère se réveiller dans sa poitrine morte. Elora avait retrouvé sa lumière et l’implorait si fort de remonter à la surface qu’elle finit par s’arracher des hauts-fonds.
Lorsqu’elle jaillit de nouveau dans le lac, le rayonnement du jour avait laissé place à celui des flambeaux aux murs. Près du feu sur lequel rôtissait un lapin, Enguerrand jouait aux osselets avec Constantin, sous l’œil complice de Presine qui avait repris sa forme humaine. Le cœur d’Algonde s’accéléra dans sa poitrine nue. Dix ans qu’elle n’avait plus vu la fée autrement qu’en louve. Était-ce un signe vers sa rédemption ?
Alerté par Constantin, Enguerrand tourna la tête vers le lac, lui adressa un signe chaleureux de la main. Au même instant, la voix d’Elora explosa dans sa tête :
— Tout ira bien, maman… Aie confiance en lui. Aie confiance en moi.
De nouveau ces larmes stupides sur ses joues. Un « je t’aime » défiant la distance. Algonde nagea vers le bord. À la rencontre de cet homme d’hier qui n’avait pas fui en la voyant et, au contraire, accepté la différence des êtres qui composaient son quotidien.
Il entra dans l’eau jusqu’à la taille, indifférent au fait de mouiller ses chausses, la rejoignit malgré la froidure de l’onde.
— Il n’y a pas si longtemps, tu m’aurais giflé au lieu de fuir, dit-il, ému comme tout à l’heure de la retrouver vivante.
Elle baissa les yeux sur sa misère.
— C’est vrai, mais, comme tu vois, j’ai changé.
Il haussa les épaules.
— Nous avons tous changé.
— Pas toi.
Enguerrand l’enlaça tendrement.
— Nous sommes tous le fruit de nos blessures et de nos choix. Un fruit bien amer en ce qui me concerne, crois-moi.
Elle nicha son menton dans son cou. Accepta ses doigts dans ses cheveux. Presine et Constantin s’étaient discrètement retirés par le boyau, les laissant seuls. Qu’avait raconté la fée au chevalier ?
— Pourquoi es-tu resté ?
— Pour comprendre. J’ai bien essayé de tirer les vers du nez de la sorcière et de son protégé, mais ils sont restés muets.
— Juste pour ça alors…
Algonde voulut s’écarter, de nouveau rattrapée par sa détresse.
Il l’en empêcha en
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