Elora
déchiré.
Fanette s’écarta de la croisée. Elle s’installa confortablement dans le fauteuil de Luirieux, croisa les pieds sur le bureau et se servit une rasade de vin. Dans moins d’une heure, Petit Pierre serait hors de danger et elle mettait au défi quiconque de le retrouver. Elle se surprit à sourire, le cœur étonnamment en paix. Elle prit un pruneau dans une coupelle. Cela faisait longtemps. Oui, bien longtemps qu’elle n’en avait pas mangé. Elle le savoura puisque ce serait le dernier.
*
Khalil demeurait maussade. Être le fils d’un sultan et d’une princesse d’Égypte le perturbait bien moins que de ne pas être celui des bohémiens. Et puis il n’aimait pas les cachotteries. Julie Farnèse avait continué sa route le lendemain avec le prélat et eux avaient repris la leur. Pour aller où ? Et cette clef, elle servait à quoi ? Elora n’avait pas voulu répondre. Elle avait seulement demandé à ce qu’on ne la dérange pas et qu’on se dirige vers Venise, avant de s’enfermer, seule, dans la roulotte. Elle n’en sortait qu’aux repas, qu’elle avalait, l’esprit visiblement ailleurs et des cernes de plus en plus violacés sous les yeux. Sans le fard qui avait servi à la vieillir à Rome, elle ressemblait chaque jour davantage à ce qu’elle était en ce monde. Une fillette. Qui n’avait plus rien d’un ange gardien. Plus rien de magique ni de divin.
Khalil n’aimait pas ça. Non. Pas ça du tout. Du coup, il avait mauvais caractère, bousculait ses sœurs à tout bout de champ, leur arrachait des larmes et se retournait férocement contre son père adoptif lorsqu’il le reprenait, sous le méchant prétexte qu’il n’avait aucun droit sur lui. Nycola le jeune accusa la première révolte, puis la deuxième. Le « voleur d’enfant » grommelé par souci de blesser emporta la mesure. La gifle partit, marqua la joue de Khalil. Les yeux du garçonnet débordèrent. Sautant de la roulotte en marche, Nycola sur les talons, il courut en sens inverse avec l’intention de se jeter dans la Méditerranée du haut des falaises qu’ils longeaient.
Un cri, relayé de chariot en chariot, immobilisa le convoi sur la route étroite et sinueuse. Les visages inquiets des bohémiens s’accordèrent à leur poursuite, peu habitués à ce que l’unité du clan soit rompue, à ce que les jeunes résistent à l’autorité des aînés, et du chef, plus encore.
La rébellion de Khalil fut de courte durée. Le comte de petite Égypte le rattrapa et le plaqua dans la boue. En quelques secondes, malgré les coups de pied et de poing qui évacuaient la rage douloureuse de l’enfant, il l’immobilisa. Khalil éclata en sanglots. Nycola s’assit par terre, l’attira dans ses bras.
— C’est rien, mon fils, c’est rien, lui dit-il en lui caressant la nuque pour le calmer.
Elora sortit enfin de son propre hiver à ce moment-là, épuisée d’un combat contre elle-même. Elle n’entendit pas le garçon murmurer « papa », comme une prière muette, un serment indélébile. Mais elle le perçut au fond d’elle. Elle sauta à son tour de la roulotte qu’elle venait d’ouvrir. La tête courbée pour se garder de la bourrasque chargée d’embruns qui emmêlait ses longs cheveux dénoués, elle s’avança jusqu’à eux.
À peine fut-elle là que Khalil la foudroya d’un regard noir.
— Va-t’en, dit-il méchamment. C’est à cause de toi tout ça.
Mais Elora ne s’en offusqua pas. Elle s’agenouilla sur le sol détrempé par les pluies incessantes, au mépris, comme eux, de ses vêtements de voyage. Elle secoua la tête.
— Je te demande pardon, Khalil. Mais nous devons nous y rendre.
Il s’arracha presque des bras protecteurs de son père, silencieusement respectueux devant elle. Lui ne voulait pas l’être. Il ne voulait plus l’être tant qu’il ne saurait pas.
— Où ? Où enfin ? Où veux-tu nous emmener ?
— En Istanbul, Khalil. Je dois vérifier quelque chose qu’on m’empêche de voir.
Il fit non de la tête, se blottit de nouveau contre le buste rassurant et puissant de l’homme qui l’avait élevé.
— Je veux pas. C’est lui ma famille.
Le visage d’Elora se troubla d’une détresse infinie. Jamais il ne l’avait vue pâle et éteinte, telle qu’elle était en cet instant. Pour preuve, elle posa sur son bras une main glacée. Il se dégagea. Les doigts d’Elora retombèrent telle une araignée sur l’arrondi de son
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