En ce sang versé
confondant souvent avec un fils, un fils qui aurait eu dix ans de plus qu’elle. Elle se sentait des ardeurs et une férocité de renarde 9 afin de lui épargner les chauchetrepes 10 ou les revers redoutables. Une sorte de pesante intuition l’avertissait que l’honneur et le futur de son époux, donc les siens, étaient menacés. Peu lui chalait la famille Vigonrin, la populace de Nogent ou même le royaume de France. Énora sentait que la ville était un enjeu ou même la mise dans un jeu crucial entre puissants. Or les puissants ne se préoccupent guère des pions fauchés lors de leurs différents coups, les sacrifiant sans un battement de cils à leur stratégie. Ne comptaient aux yeux de la jeune femme que le bien-être et la persistance de son clan, dont Guy faisait maintenant partie. Elle reprit d’un ton si paisible qu’il alerta son époux :
— Quelle stupéfiante série de malemorts chez ces Vigonrin ! Ne croirait-on pas qu’un sort implacable s’acharne sur eux ? Jean, le frère cadet de madame Agnès, n’a-t-il pas péri, il y a six ans, sous les andouillers de massacre 11 d’un cerf qu’il pensait à l’agonie ? Philippe, le benjamin de la famille, fut navré de coups de couteau et détroussé deux ans plus tard, à l’évidence par des vauriens de chemins. Puis ce fut le tour des deux François, père et fils aîné, d’une pernicieuse maladie, qui, je vous l’accorde, aurait pu dissimuler un enherbement. Curieusement, les femmes se portent bellement.
— Que voulez-vous dire ?
Énora caressait d’une main légère les cheveux de son fils, cuivrés comme les siens.
— Ma foi… nous restons selon moi avec trois suspectes. Oyez, mon mi… je m’interroge. Sans doute une nervosité de femme ! Ne rendez-vous pas fier service à madame Mahaut en l’accueillant ainsi que son rang le permet en une geôle confortable ? Une… funeste fièvre survient si vite dans certaines familles.
— Pensez-vous que l’on projette d’attenter à sa vie ? s’inquiéta le bailli.
— Une manœuvre qui laisserait le petit Guillaume bien vulnérable, renchérit Énora.
— Diantre, quel embrouillement ! Votre conseil, ma douce ?
— Une extrême prudence. Défiez-vous de la famille Vigonrin-Malegneux. En admettant même qu’ils soient intègres et de bonne foi en accusant madame Mahaut, ce dont je doute, on n’expédie une Leu de Cérainville au chafaud qu’avec la plus grande circonspection. En bref, l’idéal serait de retarder la procédure jusqu’à ce que nous nous formions une idée plus claire des périls ou des avantages pour nous. Bah, que sont un ou deux ans dans un cachot dont vous veillerez qu’il convienne à une dame de haut ? Quant aux autres qui piaffent d’impatience de la voir décoller en place publique, eh bien… qu’ils prennent des bains froids. Souverains, ils apaisent les ardeurs, calment la bile et raffermissent les chairs, ce dont Eustache de Flasque-bedaine 12 a grand besoin ! Dieu du ciel, je plains Agnès ! conclut-elle, peste.
Guy de Trais éclata de rire en s’assénant une grande claque joviale sur la cuisse, et s’écria :
— Ah, ma magnifique épouse ! Quelle bénédiction fut mienne de vous aimer dès que je vous vis. Je vais de ce pas m’entretenir avec ma gente prisonnière, recueillir avec délicatesse son sentiment sur les accusations dont elle est l’objet et me forger une impression.
— De grâce, mon époux, rapportez-moi le moindre de ses mots afin que je me distraie un peu, minauda Énora.
En réalité, elle voulait s’assurer que Guy ne passerait pas à côté d’une révélation pouvant leur nuire. D’intelligence, il faisait pourtant parfois preuve d’une candeur certes rafraîchissante mais inquiétante.
1 - Les Enquêtes de M. de Mortagne, bourreau , tome I, Le Brasier de Justice , Flammarion, 2011.
2 - En dépit de l’idée répandue par Obélix, le sanglier n’était absolument pas une viande de large consommation pour les Celtes puis les Gaulois, contrairement au porc, au bœuf et même au chien. Considéré comme un animal noble et valeureux, en plus d’un redoutable adversaire à la chasse, il a fait l’objet de multiples représentations (peintures, statuettes, décoration de plat, bijoux, etc.) prouvant le respect que l’on éprouvait pour lui. Très bons éleveurs, il semble que les Celtes aient considéré la chasse au sanglier comme une preuve de courage, bien plus que comme une
Weitere Kostenlose Bücher