En ce sang versé
fait pénétrer sa sœur par l’arrière de la cuisine, qui ouvrait sur la courette intérieure, n’ayant nulle envie qu’on l’aperçoive. Pourtant heureuse de la voir, elle débita en lui servant un godet de vin et un plat de beignets à la mouelle 1 :
— Sylvine, je t’ai déjà priée de ne point débarquer ainsi. Oh et puis, débarrasse-toi de ces hardes qui empestent !
L’autre, confortablement attablée, pouffa :
— Mais non, Luce, elles ne puent pas. Tu les crois sales et pouilleuses, donc tu les penses malodorantes. Si tu savais la peine que je me donne à les encrasser ! Faut bien que je me nippe 2 de vilain pour courir les ruelles en tendant la main !
— Justement ! Pourquoi t’acharnes-tu ainsi ?
— Je le dois, répondit Sylvine d’un ton désolé.
— En quoi cette affaire te concerne-t-elle ?
— En rien.
Luce la détailla, croisant les bras sur son torse, la mine sévère.
— Faut-il donc que tu fourres ton nez où il ne devrait point se trouver ?
L’autre se tassa sur sa chaise, son visage maigre se serrant de tristesse. Luce s’en voulut du chagrin que ses paroles acerbes semblaient lui causer et reprit :
— Ne le prends pas en aigre, mais si j’avais reçu le don de notre aïeule, j’en aurais tiré un parti différent ! Je ne serais plus là, à me lever à chaque aurore afin de remplir la panse des autres !
— Je t’ai expliqué jusqu’à plus soif que je ne l’ai point reçu. Je ne suis pas clairvoyante. Des images s’imposent soudain à mon esprit. Des images de fureur, de mort, de haine, murmura Sylvine.
— Mais tu savais qu’il viendrait.
— Je sentais que quelqu’un arrivait et qu’enfin, peut-être, j’étais pardonnée.
Sylvine n’attendit pas que Luce le lui propose et se resservit un gobelet de vin qu’elle vida en deux gorgées. Elle claqua la langue d’appréciation et murmura d’un ton dépité :
— Je ne suis point sotte, loin de là, mais l’érudition me fait défaut. Comment t’expliquer ce que je n’arrive pas à énoncer. Et si… Enfin, si, après toutes ces années de désespoir, le destin m’avait voulu offrir une chance, une seconde chance, une ultime… Une telle série de coïncidences qu’il faudrait être insensée pour les croire fortuites. Un tel embrouillement aussi que je m’y perds.
— Tu n’es pas responsable, cria presque Luce, tant elle percevait le terrible chagrin de sa sœur aînée.
— Oh si. J’avais le sang chaud et la cuisse légère… J’aimais les hommes mais je vieillissais. Celui-là, dont j’ai oublié le nom et les traits, était si beau, si jeune. Enfin, je crois. Il sentait la paille, le cheval… Je dois poursuivre jusqu’au bout. Vois-tu, ma bonne Luce, on se leurre gravement au sujet de l’enfer. Il ne rugit pas au centre de la Terre. Nous portons déjà en nous l’étincelle du cruel brasier qui nous rongera pour l’éternité. Il ne s’agit pas de divagations de vieille femme.
Elle se leva, fixant Luce de son intimidant regard bleu glace, et conclut :
— Le merci pour le vin et les beignets, gentille sœur. Te voir me soulage tel un onguent sur mes plaies. Tu as belle mine. Quand reviendra-t-il ?
— Je ne sais, mais te tiendrai informée.
Maîtresse Hase serra contre elle sa sœur, qui rabattit sur son front la capuche de son aumusse 3 râpée de mendiante. Attendrie, elle commenta :
— De juste, tu ne pues pas. As-tu… besoin de quelques deniers ?
— Non, ma douce. J’ai besoin de temps. Il faut que le tout beau couvert de sang revienne, et vite ! Tout se nouera enfin grâce à lui, mais il l’ignore, le bel assassin.
1 - Moelle de bœuf.
2 - De guenipe (guenille).
3 - Ou « almuche ». Sorte de courte pèlerine à capuche qui couvrait la tête et les épaules, parfois doublée de fourrure.
X
Nogent-le-Rotrou, novembre 1305
G uy de Trais tentait de juguler son emballement de nerfs. Il n’avait pas mis pied dans sa salle de travail depuis que des ouvriers avaient retrouvé le corps mutilé de Maurice Desprès, son premier lieutenant, ou plutôt la charpie qui en restait, dans la cave troglodyte de sa maison en travaux 1 . Au fond, ce qui indignait plus que tout le bailli n’était point tant l’horreur de ces meurtres d’enfants mais que le scélérat Desprès ait œuvré à sa barbe, lui montrant mine soumise pendant qu’il obéissait à un commanditaire rémunérant grassement les mutilations et exécutions
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