En ce sang versé
17 de voisinage. Madame Mahaut est-elle accusée de malum venenum facere 18 ?
— Accusée par sa belle famille. Pas encore jugée.
Antoine Méchaud fixa le bourreau, hésitant à poursuivre.
— Je me suis entretenu avec notre bailli, le seigneur Guy de Trais, bien embarrassé par ce nouveau scandale. Les Vigonrin sont une grande famille locale.
— Puis-je en savoir davantage ?
Antoine Méchaud biaisa :
— Sauf votre respect 19 , en quoi la jeune baronne est-elle de votre intérêt ?
Hardouin cadet-Venelle se passa la main sur le front. Soupirant de consternation, il murmura :
— Ah, messire mire… Vous m’allez croire bien fol… Je ne la connais point. Un mirage, un rêve, une prémonition, je ne sais.
— Je n’entends 20 goutte à vos propos.
— Je… doute que des explications vous aident… je me sens moi-même empli d’une telle confusion…
Antoine Méchaud lui destina un sourire paternel et suggéra :
— Eh bien, éprouvez-moi. J’ai vu, entendu tant de choses au cours de ma longue vie, parfois des plus surprenantes.
— J’ai… ôté la vie d’une femme, sur ordre de justice, une certaine Marie de Salvin. Brûlée vive, bien qu’innocente. Aidé du seigneur sous-bailli de Mortagne, j’en ai fait la preuve, trop tard. Il s’agissait de la sœur aînée de madame Mahaut.
Hardouin préféra ne pas s’appesantir sur les détails surnaturels, presque insensés, qui décrivaient sa vie aux côtés d’un ravissant spectre aux cheveux couleur de blé mûr et aux yeux bleus étirés en amande.
— Et vous vous sentez donc investi d’une mission de protecteur vis-à-vis de cette dernière. Par remords ?
— Non pas. Les remords naissent du passé. Or, cette… mission, cette urgence est terriblement présente. De plus, le remords m’est assez étranger, en raison de ma charge. Je ne condamne pas, ne commets donc pas d’erreurs de jugement. Je me contente d’exécuter ce que d’autres décident. En revanche, une inextinguible soif de justice m’a envahi, que je lie à la mort… imméritée de madame de Salvin. Votre sentiment, si je puis ? Au sujet de la culpabilité de la jeune baronne.
— Épineuse question, mon cher ! Je me limiterai aux informations ne relevant pas du domaine médical. Primum non nocere 21 , et peu de chose nuisent autant que les indiscrétions.
— Je le comprends. Un homme d’honneur respecte ses serments.
— Je soigne, en effet, la jeune baronne Mahaut, ainsi que toute la famille. Avant cette stupéfiante imputation, j’en aurais volontiers brossé un portrait angélique. Une veuve admirable, pieuse, une mère dont l’amour et la dévotion pour son fils unique ne connaissent pas de limites, une gente dame d’agréable commerce. De fait, son mari et son beau-père, de solide virilité, ont trépassé de ce que j’ai mis au compte d’une fièvre de ventre. Un diagnostic basé sur les symptômes et qui ne me satisfaisait qu’à moitié puisqu’ils furent les seuls atteints de la mesnie 22 , à chaque fois. Or, ces fièvres abdominales ont la caractéristique de se propager bien vite. Certes, on observe des cas voisins, par exemple après l’ingestion de denrées frelatées. Similaires mais pas aussi fatals, surtout chez des hommes en santé. Et puis, récemment, le petit Guillaume, le jeune baron, est tombé malade. Manifestations identiques.
— Et ? le poussa Hardouin.
— Et ? Alors que j’étais certain qu’un nouveau deuil allait frapper la famille, alors que l’enfant se tordait dans les affres de l’agonie, il s’est miraculeusement remis. Je ne doute pas de la réalité des miracles. Cependant, j’en ai fort peu constaté. Jamais, à dire vrai. Ceux que j’ai soignés et que la mort convoitait ont péri. Ceux dont je supputais qu’ils pourraient survivre ont parfois vaincu la maladie… Je me sens si démuni, si impuissant. Toute ma science, tout mon art n’a guère sauvé que ceux dont la robuste constitution leur permettait, au fond, de se passer de moi. Quel échec, quelle claque à ma suffisance passée lorsque je me sentais presque investi d’un pouvoir supérieur. Mais je m’écarte…
Percevant la tristesse du mire, Hardouin rétorqua :
— Je suis bien certain que d’aucuns vous doivent leur rémission.
— Si peu. Ma véritable consolation est de n’en avoir pas trop fait passer de vie à trépas par mes erreurs. Le gentil Guillaume a donc vécu. Sa mère a prétendu y voir
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