En Nos Vertes Années
rougi, étant pudiques assez, d’exprimer autrement. Quant à M me de Montcalm qui, en paroles du moins, prenait parti pour son époux, elle était
bonne aussi, mais portant dans le clos de son cœur le deuil d’une jeunesse plus
heureuse que celle qu’elle avait eue, elle était fort avide de vivre de présent
celle de sa fille, et partageait ses bonheurs, tout en en prenant quelque
ombrage. Ce qui ne laissait pas de la rendre si changeante en son déportement
que tantôt elle paraissait servir les desseins d’Angelina, et tantôt les
contrecarrer.
M. de Montcalm me venait visiter
vers dix heures du matin, M me de Montcalm sur le coup de midi, et
Angelina l’après-midi : ce qui faisait que les matinées me paraissaient
longues, si fort que je tâchasse de les raccourcir en dormant. Cependant tandis
qu’au fil des jours, je reprenais des forces, ce sommeil laissa place à des
rêves, dont le tissu ne risquait point de me manquer, vivant dans l’attente que
j’ai dite.
Angelina me ravissait par l’émerveillable
douceur de ses yeux, lesquels étaient ainsi, non point certes par feinte comme
chez d’aucunes drolettes, mais de par leur nature, et reflétant son intime
complexion qui tenait de l’ange en effet, car elle envisageait tous et un
chacun avec cette même grâce, étant toute bénignité et compassion, se
chagrinant du dol et dommage d’autrui et jusque de la mort d’une souris ou d’un
passereau, n’ayant que bonne volonté à l’égard du prochain, même le plus aigre
ou rebéquant, plaignant jusqu’aux méchants qui lui voulaient du mal et
pardonnant l’offense dans l’instant où elle la recevait. Quant à l’œil par où
transparaissait cette âme si donnante, il était grand, bien fendu, et en son
noir intense, oriental et langoureux, comme s’il y eût eu, en la famille de M.
de Montcalm, quelque ascendance marrane ou sarrazine ; le nez un peu fort,
mais sans déparer sa belle face, le teint tirant sur le blond, et le cheveu
bouclé, tenant du roux vénitien.
Ma chambre, qui était vaste et
claire, donnant au midi par deux fenêtres à meneaux, était sise au bout d’un
long couloir par lequel jouissais mes visiteurs arriver, et je m’amusais à
reconnaître à son pas la venue d’un chacun, jeu où je me trompais parfois, mais
jamais quand il s’agissait d’Angelina. Car Angelina étant de ces femmes
grandettes qui sont de leur complexion lentes et phlegmatiques (sauf quand elle
se courrouçait), elle marchait, combien que ses jambes fussent longues, avec
une langueur étonnante, et faisait un seul pas quand j’en eusse fait trois.
M. de Montcalm se rongeait les
ongles à Barbentane, ayant appris de moi comment son beau logis de Nismes avait
été mis à sac par François Pavée. Il en avait écrit des plaintes fort aigres au
Parlement d’Aix, lequel lui avait sagement répondu qu’il serait mis bon ordre à
ces damnables excès quand l’autorité royale serait rétablie à Nismes. Mais elle
ne l’était point, il s’en fallait, on était en pleine guerre civile, et la
fortune des armes balançait fort entre les armées du Roi et celles des nôtres.
Et M. de Montcalm, inquiet, trépidant, désoccupé, brouillon, tâchait de ménager
son domaine de Barbentane où, à ce qu’il m’apparut, il réussissait moins bien
que la frérèche à Mespech, n’ayant point la vertu huguenote de l’économie.
Il m’aimait assez, malgré ma
religion, admirait fort qu’en mes années si vertes j’eusse eu déjà tant
d’aventures et, pour se désennuyer, me priait de les lui conter. Ce qu’oyant
Angelina, elle en fut fort dépit, pour ce que le matin, sa mère dormant fort
tard, elle avait à commander les chambrières, ce qu’elle faisait avec une
gentillesse infinie, et cependant ne laissait pas d’être fort bien obéie, pour
l’amour que ces drolettes avaient d’elle.
— Ha, Monsieur de Siorac !
me dit-elle, une après-midi, assise sur une escabelle au chevet de ma couche,
je suis bien marrie que le soin de notre domestique me prive le matin d’ouïr
les récits que vous faites à mon père !
Et ce disant, sans coquetterie
aucune, et sans conscience même de l’extraordinaire beauté et bénignité de son
regard, elle attachait sur moi ses yeux noirs, si profonds et si doux qu’il
n’était que de les envisager pour sentir qu’on ne pourrait aisément se
rassasier de leur lumière.
— Ha, Madame, dis-je, je suis
votre serviteur, et tout disposé, si
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