En Route
vue typique, fit l'oblat. Un seul démon est chargé de garder une ville et il dort, pendant que deux ou trois cents démons, qui ont ordre de guetter un monastère, n'ont aucun repos, se démènent, c'est le cas de le dire, comme de vrais diables !
Et, en effet, la mission d'accélérer le péché des villes est une sinécure ; car sans même qu'elles s'en doutent, Satan les tient ; il n'a donc que faire de les tourmenter pour les retirer de la fiance de Dieu, puisque, sans même qu'il ait à se donner le moindre mal, toutes lui obéissent.
Aussi réserve-t-il ses légions pour assiéger les couvents où la résistance est acharnée. Au reste, vous venez de voir la façon dont il conduit l'attaque !
- Ah ! s'exclama Durtal, ce n'est pas lui qui vous fait le plus souffrir ! Car ce qui est pis que le scrupule, pis que les tentations contre la pureté ou contre la foi, c'est l'abandon supposé du ciel ; non, rien ne peut rendre cela !
- C'est ce que la théologie mystique nomme "la Nuit obscure", répondit M. Bruno.
Et Durtal s'écria :
- Ah ! j'y suis maintenant ; je me souviens… voilà donc pourquoi saint Jean de la croix atteste qu'on ne peut dépeindre les douleurs de cette nuit et pourquoi il n'exagère rien lorsqu'il affirme qu'on est alors plongé, tout vivant, dans les enfers.
Et moi qui doutais de la véracité de ses livres ; moi qui l'accusais d'outrance ! Il atténuait plutôt. Seulement, il faut avoir ressenti cela, par soi-même, pour y croire !
- Et vous n'avez rien vu, repartit tranquillement l'oblat ; vous avez passé par la première partie de cette nuit, par la nuit des sens ; elle est terrible déjà, je le sais par expérience, mais elle n'est rien en comparaison de la nuit de l'esprit qui parfois lui succède. Celle-là est l'exacte image des souffrances que notre-Seigneur endura au jardin des olives, alors que, suant le sang il cria, à bout de forces : Seigneur, détournez de moi ce calice !
Celle-là est si épouvantable… et M. Bruno se tut, en pâlissant. Quiconque a subi ce martyre, reprit-il après une pause, sait d'avance ce qui attend, dans l'autre vie, les réprouvés !
- Voyons, fit le moine, l'heure du coucher est sonnée. Il n'existe qu'un remède à tous ces maux, c'est la sainte Eucharistie ; demain, dimanche, la communauté s'approche du sacrement ; il faut que vous vous joigniez à nous.
- Mais je ne peux pas communier dans l'état où je suis…
- Eh bien, soyez debout, cette nuit, à trois heures ; j'irai vous chercher dans votre cellule et je vous emmènerai chez le P. Maximin qui nous confesse à cette heure.
Et sans attendre sa réponse, l'hôtelier lui serra la main et s'en fut.
- Il a raison, fit l'oblat, c'est le vrai remède.
Et quand il fut remonté dans sa chambre, Durtal pensa :
- Je comprends maintenant pourquoi l'abbé Gévresin tenait tant à me prêter saint Jean de la croix ; il savait que j'entrerais dans la nuit obscure ; il n'osait m'avertir nettement de peur de m'effrayer et il voulait cependant me mettre en garde contre le désespoir, m'aider par le souvenir ici de ces lectures. Seulement, comment a-t-il pu penser que, dans un pareil naufrage, je me rappellerais quelque chose !
Tout cela me fait songer que j'ai omis de lui écrire et qu'il faudra que, demain, je tienne ma promesse, en lui envoyant une lettre.
Et il repensa à ce saint Jean de la croix, à ce carme inouï, qui avait si placidement décrit cette terrifiante phase de la genèse mystique.
Il se rendait compte de la lucidité, de la puissance d'esprit de ce saint, expliquant la vicissitude la plus obscure, la moins connue de l'âme, surprenant, suivant les opérations de Dieu qui maniait cette âme, la comprimait dans sa main, la pressait comme une éponge, puis la laissait se réimbiber, se regonfler de douleurs et la tordait encore et la faisait s'égoutter en des larmes de sang, pour l'épurer.
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Chapitre 6
N on, dit tout bas Durtal, je ne veux pas usurper la place de ces braves gens.
- Mais je vous assure que ça leur est égal.
Et Durtal se défendant encore de passer devant les convers qui attendaient leur tour de confession, le père étienne insista : - Je vais rester avec vous et dès que la cellule sera libre, vous y entrerez.
Durtal était alors sur le palier d'un escalier qui portait, échelonné sur chacune de ses marches, un frère agenouillé ou debout, la tête enveloppée dans son capuchon, le visage tourné contre le mur. Tous se
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