En Route
coin du Paris pauvre.
Il y apportait les visions des toiles qu'il avait admirées au Louvre et il les contemplait à nouveau, dans ce milieu où elles se trouvaient vraiment chez elles.
Puis c'étaient des moments délicieux qu'il y écoulait, emporté dans ces nuées d'harmonie que sillonne l'éclair blanc de la voix enfantine jailli du tonnerre roulant des orgues.
Là, sans même prier, il sentait glisser en lui une langueur plaintive, un discret malaise ; Saint-Séverin le ravissait, l'aidait mieux que les autres à se suggérer, certains jours, une indéfinissable impression d'allégresse et de pitié, quelquefois même, alors qu'il songeait à la voirie de ses sens, à se natter l'âme de regrets et d'effroi.
Souvent, il y allait ; surtout, le dimanche matin, à dix heures, à la grand'messe.
Là, il s'installait derrière le maître-autel, dans cette mélancolique et délicate abside plantée, ainsi qu'un jardin d'hiver, de bois rares et un peu fous. On eût dit d'un berceau pétrifié de très vieux arbres tout en fleurs, mais défeuillés, de ces futaies de piliers carrés ou taillés à larges pans, creusés d'entailles régulières près de leurs bases, côtelés sur leurs parcours comme des pieds de rhubarbe, cannelés comme des céleris.
Aucune végétation ne s'épanouissait au sommet de ces troncs qui arquaient leurs rameaux dénudés le long des voûtes, les rejoignaient, les aboutaient, assemblant à leurs points de suture, à leurs noeuds de greffe, d'extravagants bouquets de roses blasonnées, de fleurs armoriées et fouillées à jour ; et depuis près de quatre cents ans ces arbres immobilisaient leur sève et ne poussaient plus. Les hampes à jamais courbées restaient intactes ; la blanche écorce des piliers s'effritait à peine, mais la plupart des fleurs étaient flétries ; des pétales héraldiques manquaient ; certaines clefs de voûte ne gardaient plus que des calices stratifiés, ouvrés comme des nids, troués comme des éponges, chiffonnés comme des poignées de dentelles rousses.
Et au milieu de cette flore mystique, parmi ces arbres lapidifiés, il en était un, bizarre et charmant, qui suggérait cette chimérique idée que la fumée déroulée des bleus encens était parvenue à se condenser, à se coaguler en pâlissant avec l'âge et à former, en se tordant, la spirale de cette colonne qui tournoyait sur elle-même et finissait par s'évaser en une gerbe dont les tiges brisées retombaient du haut des cintres.
Ce coin où se réfugiait Durtal était à peine éclairé par des verrières en ogive, losangées de mailles noires, serties de minuscules carreaux obscurcis par la poussière accumulée des temps, rendus plus sombres encore par les boiseries des chapelles qui les ceinturaient jusqu'à mi-corps.
Cette abside, elle était bien, si l'on voulait, un massif gelé de squelettes d'arbres, une serre d'essences mortes, ayant appartenu à la famille des palmifères, évoquant encore le souvenir d'invraisemblables phoenix, d'inexacts lataniers, mais elle rappelait aussi, avec sa forme en demi-lune et sa lumière trouble, l'image d'une proue de navire plongée sous l'onde. Elle laissait, en effet, filtrer au travers de ses hublots, aux vitres treillissées d'une résille noire, le murmure étouffé - que simulait le roulement des voitures ébranlant la rue, - d'une rivière qui tamiserait dans le cours saumâtre de ses eaux des lueurs dédorées de jour.
Le dimanche, à l'heure de la grand'messe, cette abside restait déserte. Tout le public emplissait la nef devant le maître-autel ou s'éparpillait plus loin dans une chapelle dédiée à Notre-Dame. Durtal était donc à peu près seul ; et les gens même qui traversaient son refuge n'étaient ni hébétés, ni hostiles, ainsi que les fidèles des autres églises. C'étaient dans ce quartier de gueux, de très pauvres gens, des regrattières, des soeurs de charité, des loqueteux, des mioches ; c'étaient surtout des femmes en guenilles, marchant sur la pointe des pieds, s'agenouillant sans regarder autour d'elles, des humbles gênées même par le luxe piteux des autels, hasardant un oeil soumis et baissant le dos quand passait le suisse.
Touché par la timidité de ces misères muettes, Durtal écoutait la messe que chantait une maîtrise peu nombreuse, mais patiemment dressée. Mieux qu'à Saint-Sulpice où pourtant les offices étaient autrement solennels et exacts, la maîtrise de Saint-Séverin entonnait
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