En Route
les jougs.
L'abbé l'écoutait sans broncher, le menton dans sa main.
- Vous avez plus de quarante ans, dit-il, lorsque Durtal se tut ; vous avez franchi l'âge où avant toute impulsion d'idées, c'est l'éveil de la chair qui suscite les tentations ; maintenant, vous en êtes à cette période où ce sont les pensées lubriques qui se présentent d'abord à l'imagination, avant que les sens ne tressaillent. Il s'agirait donc de combattre moins votre corps endormi que votre âme qui le stimule et le trouble. D'autre part, vous avez des lots arriérés de tendresses à placer ; pas de femme, pas d'enfants qui les puissent prendre ; de sorte que, les affections refoulées par le célibat, vous finissez par les reporter là où elles eussent dû tout d'abord aller ; votre faim d'âme, vous tentez de la contenter dans les chapelles et, comme vous hésitez, comme vous n'avez pas le courage de vous arrêter à une décision, de rompre une bonne fois, avec vos vices, vous en êtes arrivé à cet étrange compromis : réserver votre tendresse pour l'Eglise et les manifestations de cette tendresse pour les filles. Voilà, si je ne me trompe, votre bilan exact. Eh bien ! Mais, mon Dieu, il ne faut pas trop vous plaindre ; car, voyez-vous, l'important, c'est de n'aimer que corporellement la femme. Quand le ciel vous a départi cette grâce de n'être pas pris par les sentiments, avec un peu de bonne volonté tout s'arrange.
- Il est indulgent, ce prêtre, pensa Durtal.
- Oui, mais, reprit l'abbé, vous ne pouvez rester toujours entre deux selles ; le moment va venir où il faudra enjamber l'une et repousser l'autre…
Et regardant Durtal qui baissait le nez sans répondre.
- Priez-vous seulement ? - Je ne vous demande pas si vous faites oraison le matin, car tous ceux qui finissent par s'engager dans la voie divine, après avoir vagabondé, pendant des années, au hasard des routes, n'invoquent pas le Seigneur, dès leur réveil. L'âme se croit mieux portante au lever du jour, elle s'estime plus solide et elle profite aussitôt de cette passagère énergie pour oublier Dieu. Mais il en est d'elle ainsi que du corps lorsqu'il est malade. Dès que la nuit vient, les affections s'aggravent, les douleurs assoupies se réveillent, la fièvre qui dormait se ranime, les ordures ressuscitent et les plaies ressaignent, et alors elle songe au divin Thaumaturge, elle songe au Christ. Priez-vous le soir ?
- Parfois… et c'est difficile pourtant ! Les après-midi sont encore possibles, mais, vous le dites justement, quand le jour disparaît, les maux sévissent. C'est toute une chevauchée d'idées obscènes qui me passe alors dans la cervelle ! Allez donc vous recueillir dans ces moments-là.
- Si vous ne vous sentez pas la force de résister, dans la rue ou chez vous, pourquoi ne vous réfugiez- vous point dans les églises ?
- Mais elles sont fermées lorsqu'on a le plus besoin d'elles, le clergé couche Jésus aussitôt que la nuit tombe !
- Je le sais ; mais si la plupart des églises sont closes, il en est quelques-unes pourtant qui restent entre-bâillées assez tard. Tenez, Saint-Sulpice est du nombre ; puis, il en est encore une qui demeure ouverte tous les soirs et qui, par tous les temps, assure les prières et les chants du salut à ses visiteurs : Notre-Dame des Victoires ; vous la connaissez, je pense.
- Oui, Monsieur l'abbé. Elle est laide à faire pleurer, elle est prétentieuse, elle est baroque et ses chantres y barattent une margarine de sons vraiment rances ! Je ne la fréquenterais donc pas comme Saint-Séverin et Saint-Sulpice, pour y admirer l'art des anciens "Logeurs du bon Dieu", ou y écouter, même falsifiées, les amples et les familières mélodies du plain-chant. Notre-Dame des Victoires est, au point de vue esthétique, nulle, et j'y suis allé quelquefois pourtant, parce que, seule, à Paris, elle possède l'irrésistible attrait d'une piété sûre, parce que, seule, elle conserve intacte l'âme perdue des temps. à quelque heure qu'on y aille, dans un silence absolu, des gens prosternés y prient ; elle est pleine lorsqu'on l'ouvre et elle est encore pleine quand on la ferme ; c'est un va-et-vient continu de pèlerins, issus de tous les quartiers de Paris, débarqués de tous les fonds de la province et il semble que chacun d'eux alimente, avec les prières qu'il apporte, l'immense brasier de foi dont les flammes se renouvellent, sous ses cintres enfumés, ainsi que ces
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