En Route
s'écria Durtal. J'en ai surtout assez de me sentir poussé par les épaules et conduit je ne sais où ; d'une façon ou d'une autre, il est vraiment temps que cette situation finisse.
- Evidemment. - Et, le regardant dans les yeux, l'abbé, debout, dit d'un ton grave :
- Cette marche vers Dieu que vous trouvez si obscure et si lente, elle est au contraire si lumineuse et si rapide qu'elle m' étonne ; seulement, comme vous ne 9 bougez point, vous ne vous rendez point compte de la vitesse qui vous emporte.
Allez, avant qu'il ne soit longtemps, vous serez mûr et, sans qu'il soit besoin de secouer l'arbre, vous vous détacherez seul. La question qui reste maintenant à résoudre est celle de savoir dans quel réceptacle il faudra vous mettre, lorsque vous tomberez enfin de votre vie.
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Chapitre 7
M ais… mais… , s'écria Durtal, il va pourtant falloir s'expliquer ; à la fin, avec ses sous-entendus tranquilles, l'abbé m'embête ! Son réceptacle où il devra me mettre ! - Il n'a pas, je présume, l'idée de faire de moi un séminariste ou un moine ; le séminaire est, à mon âge, dénué d'intérêt, et quant au couvent, il est séduisant au point de vue mystique et même capiteux au point de vue de l'art, mais je n'ai pas les aptitudes physiques et encore moins les prédispositions spirituelles pour m' interner à jamais dans un cloître ; laissons donc cela, mais alors que veut-il dire ?
D'autre part, il a tenu à me prêter les oeuvres de saint Jean de la Croix, à me les faire lire ; il a donc un but, car il n'est pas homme à marcher à tâtons et il sait ce qu'il veut et où il va ; s'imagine-t-il que je suis destiné à la vie parfaite et veut-il me mettre en garde par cette lecture contre les désillusions que, suivant lui, les débutants éprouvent ; son flair me semble s'égarer quand il en arrive là. J'ai bien l'horreur du bigotisme et des maniques pieuses, mais je ne me sens pas attiré, tout en les admirant, vers les phénomènes de la mystique. Non, cela m' intéresse à regarder chez les autres ; je veux bien voir cela de ma fenêtre, mais je me refuse à descendre ; je n'ai pas la prétention de devenir un saint ; tout ce que je désire, c'est atteindre l'état intermédiaire entre le bondieusardisme et la sainteté. C'est un idéal affreusement bas, mais, dans la pratique, c'est le seul que je me crois capable d'atteindre, et encore !
Puis, allez donc vous frotter à ces questions ! Si l'on se trompe, si l'on obéit à de fausses impulsions, on côtoie la folie, dès qu'on s'avance. Comment, à moins d'une grâce toute particulière, savoir si l'on est bien dans le chemin ou si l'on ne se dirige pas dans la nuit, vers les abîmes ? Voici, par exemple, les entretiens de Dieu avec l'âme qui sont si fréquents dans la vie mystique ; eh bien, comment être sûr que cette voix intérieure, que ces paroles distinctes que l'on n'entend pas avec les oreilles du corps et qui sont perçues par l'âme d'une façon beaucoup plus claire, beaucoup plus nette que si elles lui arrivaient par les conduites des sens, sont véridiques ? Comment s'assurer qu'elles émanent de Dieu et non de notre imagination ou du diable même ?
Je sais bien que sainte Térèse traite longuement cette matière dans ses Châteaux intérieurs et qu'elle indique les signes auxquels on peut reconnaître l'origine de ces paroles ; mais ses preuves ne me paraissent pas toujours si faciles qu'elle le croit à discerner.
Si ces phrases viennent de Dieu, dit-elle, elles sont toujours accompagnées d'effet et portent avec elles une autorité à laquelle rien ne résiste ; ainsi une âme est dans la peine et le Seigneur profère simplement en elle ces mots "ne t' afflige pas" et aussitôt la bourrasque dévie et la joie renaît. En second lieu, ces paroles laissent l'âme dans une indissoluble paix ; enfin elles se gravent dans la mémoire et souvent même ne s'effacent plus.
Dans le cas contraire, reprend-elle, si ces paroles proviennent de l'imagination ou du démon, aucun de ces effets ne se produit ; mais une sorte de malaise, d'angoisse, de doute vous torture ; de plus, ces phrases s'évaporent en partie, fatiguent l'âme qui s'efforce, en vain, de les reconstituer dans leur entier.
Malgré ces points de repère, l'on se tient, en somme, sur un terrain mouvant où l'on peut s'enfoncer à chaque pas ; mais saint Jean de la Croix intervient à son tour, et, lui, vous ordonne de ne pas bouger. Que
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