Essais sceptiques
n’étions pas gênés par les passions malveillantes de ceux qui ont manqué le bonheur et qui ne veulent pas que d’autres le gagnent. Et si le bonheur était commun, il se conserverait de lui-même, car les appels à la haine et à la peur qui font maintenant presque toute la politique seraient voués à l’échec le plus complet. Mais si la connaissance psychologique doit être maniée par une aristocratie, elle prolongera et intensifiera tous les maux actuels. Le monde est rempli de connaissances de toutes sortes qui pourraient apporter un bonheur qui n’a encore jamais existé depuis l’apparition de l’homme, mais d’anciennes adaptations qui ont échoué, et puis l’avidité, l’envie et la cruauté religieuse nous barrent le chemin. Je ne sais pas quel sera l’avenir, mais je pense qu’il sera ou bien meilleur, ou bien pire que tout ce que la race humaine a jamais connu.
XVI
LE DANGER DES GUERRES DE RELIGION
L’HISTOIRE de l’humanité est traversée par diverses oscillations périodiques, et, avec un peu de bonne volonté, on peut considérer n’importe quelle d’entre elles comme la clé de l’histoire. Celle que je me propose d’examiner n’est peut-être pas la moins importante ; c’est l’oscillation entre la synthèse et l’intolérance d’une part, et l’analyse et la tolérance de l’autre.
Les tribus non civilisées ont presque toujours l’esprit synthétique et intolérant : elles ne supportent pas de dérogation aux coutumes sociales et regardent les étrangers avec la plus grande suspicion. Les civilisations pré-helléniques des époques historiques ont, dans l’ensemble, ce caractère ; en Égypte, plus spécialement, la puissante corporation des prêtres fut la gardienne des traditions nationales et put les sauver du scepticisme dissolvant qu’Akhnaton avait acquis par le contact avec la civilisation de la Syrie. Quel que puisse être le caractère de la période minoéenne, le premier âge historique, où s’affirment la tolérance et l’esprit d’analyse est celui de la Grèce. Il fut amené, comme ce fut le cas plus tard, par l’activité commerciale qui donne l’expérience des étrangers et qui crée le besoin de relations amicales. Jusqu’à une époque toute récente, le commerce fut une affaire d’initiative individuelle, où les préjugés sont un obstacle aux profits, et où le
laissez-faire
est la règle du succès. Mais en Grèce, comme aux époques ultérieures, l’esprit commercial qui avait inspiré l’art et la pensée, ne put produire le degré de cohésion sociale nécessaire au succès militaire. C’est pourquoi les Grecs furent soumis tout d’abord par la Macédoine, et ensuite par Rome.
Le système romain fut essentiellement synthétique et intolérant d’une manière tout à fait moderne, c’est-à-dire non pas théologiquement, mais impérialistement et financièrement. Cependant, le scepticisme grec a dissous lentement la synthèse romaine et celle-ci fit place aux synthèses chrétienne et musulmane qui dominèrent le monde jusqu’à la Renaissance. Dans l’Europe occidentale, la Renaissance produisit une brève période de splendeur intellectuelle et artistique qui amena le chaos politique et qui fit que les gens simples décidèrent d’en finir avec ces folies et de reprendre la sérieuse affaire de s’entre-tuer dans des guerres de religion. Les nations commerciales, la Hollande et l’Angleterre, furent les premières à s’élever au-dessus de l’intolérance de la Réforme et de la Contre-Réforme et montrèrent leur tolérance en se combattant l’une l’autre au lieu de s’unir contre les partisans de Rome. L’Angleterre comme l’ancienne Grèce eut un effet dissolvant sur ses voisins et peu à peu produisit le degré de scepticisme nécessaire pour la démocratie et le gouvernement parlementaire qui sont à peine possibles dans un âge intolérant et qui, pour cette raison, tendent actuellement à être remplacés par le fascisme et le bolchévisme.
Le monde du XIX e siècle, plus qu’on ne s’en rend compte d’habitude, doit son existence à la philosophie de la révolution de 1688, exprimée par John Locke. Cette philosophie est celle de l’Amérique de 1776 et de la France de 1789 ; elle se répandit dans le reste du monde occidental surtout grâce au prestige que l’Angleterre avait acquis par la révolution industrielle et son triomphe sur Napoléon.
Ce n’est que très graduellement que
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