Essais sceptiques
les hommes ont compris que cette situation était essentiellement illogique. Les idées de Locke et du libéralisme du XIX e siècle étaient d’ordre commercial, non industriel : la philosophie qui convient à l’industrialisme est tout à fait différente de celle qui convient aux marchands s’aventurant au-delà des mers. L’industrialisme a l’esprit synthétique : il construit de grandes unités économiques, il rend la société plus organique et exige la suppression d’impulsions individualistes. De plus, l’organisation économique de l’industrialisme a été jusqu’ici oligarchique et elle a neutralisé la démocratie politique au moment même de sa victoire apparente. Pour ces raisons, il semble probable que nous soyons au seuil d’un nouvel âge d’intolérance et de synthèse qui implique, comme tous ces âges, des guerres entre des philosophies ou des religions rivales. C’est cette probabilité que je désire examiner.
Dans le monde actuel, il n’y a que deux grandes puissances : l’une, ce sont les États-Unis, l’autre, l’U.R.S.S. Leurs populations sont à peu près égales ainsi que les populations des nations qu’elles dominent. Les États-Unis dominent le reste du continent américain et l’Europe occidentale ; l’U.R.S.S. domine la Turquie, la Perse et la plus grande partie de la Chine. Cette division rappelle celle qui existait au Moyen Âge entre les chrétiens et les musulmans ; nous avons devant nous la même sorte de différence de religions, la même hostilité implacable et une division semblable de territoires, bien que plus étendue. De même qu’il y avait au Moyen Âge des guerres entre des puissances chrétiennes et entre des puissances musulmanes, de même il y aura des guerres à l’intérieur de chacun des deux grands groupes actuels ; mais elles se terminaient tôt ou tard par de réels traités de paix, tandis que, entre les deux grands groupes il n’y aura que des armistices causés par l’épuisement mutuel. Je ne suppose pas qu’aucun des groupes puisse être victorieux, ou puisse tirer un avantage quelconque du conflit ; je suppose que le conflit sera maintenu, parce que chacun des deux groupes hait l’autre et le considère comme vicieux. C’est un caractère de guerre de religion.
Bien entendu, je ne veux pas faire penser que les choses prendront cette tournure
à coup sûr
: dans les affaires humaines l’avenir sera toujours incertain tant que la science n’aura pas fait beaucoup plus de progrès que jusqu’ici. Tout ce que je veux dire, c’est qu’il existe des forces potentielles qui tendent à produire l’effet que j’ai indiqué. Puisque ces forces sont psychologiques, l’homme peut les dominer ; c’est pourquoi, si une guerre de religion future semble désagréable aux tenants du pouvoir, ceux-ci peuvent l’éviter. Le but du prophète, lorsqu’il fait de prophéties désagréables sur l’avenir, à condition qu’elles ne soient pas basées sur des considérations purement physiques, consiste, en partie, à induire les gens à faire les efforts nécessaires pour que ses prédictions soient fausses. Le prophète du mal, s’il aime les hommes, devrait donc chercher à se faire haïr et sembler très vexé si les événements ne confirmaient pas ses prévisions. Après ce préliminaire, je me propose d’examiner les raisons pour lesquelles il faut s’attendre à des guerres de religion, et ensuite les mesures qu’il faudra prendre si l’on veut les éviter.
La raison fondamentale de craindre un degré plus grand d’intolérance effective qu’aux XVIII e et XIX e siècles est le bon marché de la grande production standardisée. Qu’elle conduise à des trusts et monopoles est un lieu commun aussi vieux du moins que le Manifeste communiste. Mais ce qui nous intéresse actuellement, ce sont les conséquences intellectuelles. Il existe une tendance croissante à concentrer le contrôle des sources de l’opinion en peu de mains, si bien que les opinions des minorités perdent toute possibilité de s’exprimer d’une manière effective. Dans l’U.R.S.S., cette concentration a été exécutée délibérément et politiquement dans l’intérêt du parti au pouvoir. Au début, il semblait très douteux qu’une telle méthode pût réussir, mais comme les années passent, sa réussite est de plus en plus probable. On a fait des concessions quant à l’économie pratique, mais non quant à la théorie
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