Essais sceptiques
société devint beaucoup plus organisée qu’auparavant. L’imprimerie, les chemins de fer, le télégraphe et, récemment, la radio, fournirent les moyens techniques pour de larges organisations telles que l’État moderne ou la finance internationale. Les affaires publiques ne prennent presque aucune part dans la vie d’un paysan chinois ou hindou, tandis qu’en Angleterre elles intéressent presque tout le monde, même dans les campagnes les plus éloignées. Jusqu’à tout récemment, ce ne fut pas le cas : on pourrait juger d’après Jane Austen que les gentilshommes campagnards de son temps s’aperçurent à peine des guerres napoléoniennes. Pour moi, le changement le plus important des temps modernes, est la tendance vers une organisation sociale plus étroite.
En liaison avec ce changement, il faut nommer un autre résultat de la science : une plus grande unité du monde. Avant le XVI e siècle, l’Amérique et l’Extrême-Orient n’avaient presque pas de rapports avec l’Europe ; depuis, leurs rapports sont devenus de plus en plus étroits. Auguste à Rome et l’empereur Han en Chine s’étaient crus en même temps les maîtres de tout le monde civilisé ; de nos jours, de telles illusions plaisantes sont impossibles. Pratiquement, chaque partie du monde a des relations avec chaque autre ; ces relations peuvent être hostiles ou amicales, mais elles sont toujours importantes. Le Dalaï Lama, après des siècles d’isolement, fut assailli en même temps par les politesses russes et britanniques ; il se préserva de leurs attentions gênantes à Pékin, où toute sa suite arriva dûment armée de kodaks d’Amérique.
De ces deux prémisses : l’organisation sociale plus étroite et l’unité du monde plus grande, il s’ensuit que si notre civilisation doit se développer, il y aura nécessairement une autorité centrale qui contrôlera le monde entier. Car, dans le cas contraire, les causes de querelles se multiplieront et les guerres deviendront plus intenses à cause du développement de l’esprit public. Il se peut que l’autorité centrale ne soit pas un gouvernement formel ; je pense que probablement elle n’en sera pas un. Beaucoup plus probablement elle sera une combinaison de financiers convaincus que la paix leur est avantageuse, car l’argent prêté à des États belligérants est souvent perdu. Ou ce sera peut-être un seul État qui occuperait une position dominante (l’Amérique) ou un groupe d’États (l’Amérique et l’Empire britannique). Mais avant qu’on arrive à une telle situation, une longue période peut s’écouler durant laquelle le monde sera virtuellement divisé entre l’Amérique et la Russie, la première contrôlant l’Europe occidentale et les Dominions indépendants, la seconde contrôlant toute l’Asie. Deux groupes de ce genre seraient forts dans la défense et faibles dans l’attaque, si bien qu’ils pourront subsister un siècle ou davantage. Plus tard pourtant – je pense qu’au plus tard cela sera au XXI e siècle – il devra y avoir soit un cataclysme, soit une autorité centrale contrôlant le monde entier. Je suppose que l’humanité civilisée aura assez de bon sens, ou l’Amérique assez de pouvoir, pour empêcher un cataclysme qui signifierait un retour à la barbarie. S’il en est ainsi, quels devront être les pouvoirs de l’autorité centrale ?
Tout d’abord et principalement, elle doit être en mesure de décider de la guerre et de la paix, ou, en cas d’une guerre, d’assurer au parti qu’elle favoriserait une victoire rapide. On peut arriver à ce résultat rien que par la suprématie financière, sans contrôle politique formel. Comme la guerre devient plus scientifique, elle devient plus coûteuse, les financiers principaux pourraient donc, s’ils s’unissaient, décider du sort d’une guerre en accordant ou en refusant des prêts. Et grâce à la même espèce de pression qu’on fait peser sur l’Allemagne depuis le traité de Versailles, ils pourraient virtuellement faire désarmer les groupes de puissances qui leur déplairaient. De cette façon, ils pourraient peu à peu arriver à contrôler toutes les grandes forces armées du monde. Cela est la condition fondamentale de toutes les autres activités qu’ils auraient à entreprendre.
En plus de la révision des traités et de l’intervention dans les disputes, l’autorité centrale devra décider de trois sujets : 1 o
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