Essais sceptiques
été latentes ou exprimées dans l’attitude de beaucoup de révoltés contre les méthodes industrielles existantes.
On adore les machines parce qu’elles sont belles, et on les apprécie parce qu’elles confèrent de la puissance ; on les hait parce qu’elles sont hideuses et on les trouve répugnantes parce qu’elles imposent un esclavage. Il ne faut pas supposer qu’une de ces attitudes est « juste » et l’autre « fausse », pas plus qu’il ne serait juste d’affirmer que les hommes ont des têtes, mais faux d’affirmer qu’ils ont des pieds, bien qu’on puisse facilement imaginer des Lilliputiens qui discutent cette question à propos de Gulliver. Une machine est comme une Djinn dans
les Mille et Une Nuits
: belle et avantageuse pour son maître, hideuse et terrible pour ses ennemis. Mais à notre époque rien ne peut apparaître dans cette simplicité nue. Il est vrai que le maître de la machine vit à distance d’elle, il ne peut pas entendre son bruit, ni voir les vilains tas de scories qu’elle produit, ni sentir ses fumées nocives ; si jamais il la voit, c’est avant qu’elle soit mise en activité, et il peut admirer sa force ou sa précision délicate sans souffrir de sa poussière et de sa chaleur. Mais quand on le force à considérer la machine du point de vue de ceux qui vivent avec elle, sa réponse est toute prête. Il souligne le fait que, grâce à son fonctionnement, ces hommes peuvent se procurer plus de biens – souvent beaucoup plus – que ne le pouvaient leurs aïeux. Il s’ensuit qu’ils doivent être plus heureux que leurs aïeux, si nous devons accepter un postulat que presque tout le monde accepte.
Ce postulat est le suivant : ce qui rend les hommes heureux, c’est la possession des biens matériels. On pense qu’un homme qui possède deux chambres, deux lits et deux pains doit être deux fois plus heureux qu’un homme qui n’a qu’une chambre, un lit et un pain. En un mot, on pense que le bonheur est proportionnel au revenu. Quelques hommes, et pas toujours très sincèrement, combattent cette idée au nom de la religion et de la moralité ; mais ils sont heureux d’augmenter leurs revenus par l’éloquence de leurs prêches. Personnellement, je ne voudrais pas combattre ce postulat au nom de la religion ou de la morale, mais du point de vue de la psychologie et de l’observation de la vie. Si le bonheur est proportionnel aux revenus, les arguments pour le machinisme sont irréfutables ; sinon, toute la question doit encore être examinée.
Les hommes ont des besoins physiques, et ils ont des sentiments. Quand les besoins physiques ne sont pas satisfaits, ils prennent la première place ; mais une fois qu’ils sont satisfaits, des sentiments indépendants d’eux deviennent importants, s’il s’agit de savoir si un homme est heureux ou malheureux. Dans les communautés industrielles modernes, il y a beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants dont les simples besoins physiques ne sont pas entièrement satisfaits ; en ce qui les concerne, je ne nie pas que la première condition du bonheur ne soit une augmentation des revenus. Mais ils sont une minorité et il ne serait pas difficile de leur fournir à tous ce dont ils ont besoin pour vivre. Je ne parlerai pas d’eux, mais de ceux qui possèdent plus qu’il n’est nécessaire pour soutenir la vie – non seulement de ceux qui possèdent beaucoup plus, mais aussi de ceux qui ne possèdent qu’un peu plus.
Pourquoi, en réalité, désirons-nous, presque tous, augmenter nos revenus ? Il peut sembler, à première vue, que ce sont les biens matériels que nous désirons. Mais, en fait, nous les désirons principalement pour impressionner nos voisins. Quand un homme déménage dans une maison plus grande, dans un quartier plus « noble », il espère que de « meilleures » gens fréquenteront sa femme, et qu’on pourra laisser tomber quelques malheureux compères de la veille. Quand il envoie son fils à une bonne école ou à une université qui coûte cher, il se console lui-même de payer de gros droits en pensant aux bonnes relations qu’il pourra ainsi se faire. Dans toutes les grandes villes d’Europe et d’Amérique, des maisons dans certains quartiers sont plus chères que des maisons également bonnes dans d’autres quartiers, simplement parce que ces quartiers sont plus à la mode. Une des plus puissantes de toutes nos passions est le désir d’être admiré et
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