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Essais sceptiques

Essais sceptiques

Titel: Essais sceptiques Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Bertrand Russell
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respecté. Dans l’état actuel des choses, on entoure d’admiration et de respect les hommes qui semblent riches. C’est la principale raison pour laquelle les hommes désirent être riches. Les biens matériels qu’ils pourraient acheter pour leur argent ne jouent qu’un rôle très secondaire. Prenez, par exemple, un millionnaire qui ne peut pas distinguer un tableau d’un autre, mais qui à l’aide des experts a acquis une galerie de tableaux d’anciens maîtres. Le seul plaisir qu’il tire de ses tableaux est la pensée que les autres savent combien il les a payés ; il aurait tiré beaucoup plus de plaisir des chromos sentimentaux dans les journaux de Noël, mais il n’aurait pas la même satisfaction pour sa vanité.
    Tout cela pourrait être différent et a été différent dans beaucoup de sociétés. Aux époques aristocratiques, on admirait les hommes pour leur naissance. Dans certaines sphères, à Paris, on admire un homme pour son excellence artistique ou littéraire, si étrange que cela puisse sembler. Dans une université allemande, il arrive qu’on admire réellement un homme pour son érudition. Aux Indes, on admire les saints ; en Chine, les sages. L’étude de ces diverses sociétés prouve l’exactitude de notre analyse, car, dans toutes nous trouvons un grand pourcentage d’hommes indifférents à l’argent tant qu’ils en ont assez pour vivre, mais qui désirent fortement acquérir des mérites qu’on respecte dans leur milieu.
    L’importance de ces faits consiste en ceci que le désir moderne pour les richesses n’est pas inhérent à la nature humaine, et pourrait être détruit par d’autres institutions sociales. Si, par la loi, nous avions tous exactement le même revenu, nous serions obligés de chercher un autre moyen d’être supérieurs à nos voisins, et notre volonté actuelle des biens matériels cesserait en grande partie. De plus, comme ce désir est de la nature de la concurrence, il ne nous rend heureux que si nous dépassons un rival, qui par ce fait est rendu malheureux. Une augmentation générale de richesses ne donne pas un avantage sur des rivaux, et c’est pourquoi il ne donne pas de bonheur. Bien entendu, il y a un certain plaisir qui vient de l’usage des biens acquis, mais, nous l’avons vu, cela n’est qu’une petite partie de ce qui nous fait désirer la richesse. Et, dans la mesure où notre désir vient de la concurrence, aucune augmentation du bonheur humain total ne vient de l’accroissement des revenus, qu’il soit général ou particulier.
    Si donc nous soutenons la thèse que le machinisme accroît le bonheur, l’accroissement de la prospérité matérielle ne peut pas peser beaucoup en faveur de cette thèse, sauf dans la mesure où le machinisme sert à combattre l’indigence absolue. Mais il n’y a aucune raison intrinsèque pour qu’il serve dans ce cas. On peut empêcher l’indigence absolue sans le machinisme dans les pays où la population reste stationnaire ; la France peut servir d’illustration à cette thèse, puisqu’il n’y a que très peu d’indigence et beaucoup moins de machines qu’en Amérique, en Angleterre ou qu’en Allemagne d’avant-guerre. Inversement, il peut y avoir beaucoup de misère dans les pays où il y a beaucoup de machines ; par exemple, dans les régions industrielles de l’Angleterre il y a cent ans, et dans le Japon contemporain. Ce n’est pas des machines que dépend la destruction de la misère, mais de tout autres facteurs, en partie de la densité de la population et en partie des conditions politiques. Et, si ce n’est pour prévenir l’indigence, la valeur de l’accroissement des richesses n’est pas très grande.
    Cependant, les machines nous privent de deux choses qui sont certainement des éléments importants du bonheur humain, notamment de la spontanéité et de la variété. Les machines ont leur rythme et leurs exigences à elles : un homme qui possède une usine coûteuse doit la faire fonctionner. Du point de vue du sentiment, le grand inconvénient de la machine est sa
régularité.
Et il va de soi, que du point de vue du machinisme, la grande objection contre les sentiments est leur
irrégularité.
Et, pour certaines, la plus grande louange qu’on puisse accorder à un homme est d’affirmer qu’il a les qualités de la machine : qu’on peut compter sur lui, qu’il est ponctuel, exact, etc. Une vie « irrégulière » est devenue synonyme d’une vie

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