Essais sceptiques
mauvaise. La philosophie de Bergson a été une protestation contre cette conception, – protestation que je ne crois pas tout à fait juste d’un point de vue logique, mais qui a été inspirée par une saine appréhension de voir les hommes de plus en plus transformés en machines.
Dans la vie, en tant qu’opposée à la pensée, la révolte de nos instincts contre l’esclavage de la machine, a pris jusqu’ici une direction très malheureuse. L’impulsion à la guerre a toujours existé depuis que l’homme vit en société, mais dans le passé elle n’avait pas la même intensité et la même virulence qu’elle a de nos jours. Au XVIII e siècle, il y a eu d’innombrables guerres entre la France et l’Angleterre qui luttaient pour l’hégémonie du monde ; mais pendant tout ce temps elles s’aimaient et se respectaient l’une l’autre. Les officiers prisonniers prenaient part à la vie sociale de leurs vainqueurs et étaient des hôtes honorés à leurs dîners. Au début de notre guerre avec les Pays-Bas en 1665, un homme revint d’Afrique et raconta des histoires sur les atrocités hollandaises dans ce pays ; nous (les Anglais) nous persuadâmes que ce qu’il racontait était faux, nous le punîmes et publiâmes le démenti hollandais. Pendant la dernière guerre, nous l’aurions élevé au rang de chevalier et nous aurions jeté en prison quiconque aurait douté de la véracité de ses dires. La plus grande férocité de la guerre moderne est due à la machine qui agit de trois manières différentes. Tout d’abord, elle permet d’avoir des armées plus grandes. En second lieu, elle permet une presse bon marché qui s’épanouit en s’adressant aux plus bas instincts de l’homme. En troisième lieu – et c’est ce qui nous intéresse ici – elle laisse inemployé le côté anarchique, spontané de la nature humaine, qui continue à travailler dans l’inconscient, produisant un mécontentement confus, lequel est facilement séduit par la pensée de la guerre comme un moyen de décharge possible. C’est une erreur d’attribuer un vaste soulèvement comme celui de la dernière guerre rien qu’aux machinations des politiciens. Une telle explication s’applique peut-être à la Russie ; ce serait une raison pour laquelle la Russie ne luttait qu’à contre-cœur et fit une révolution pour conclure la paix. Mais en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis (en 1917), aucun gouvernement n’aurait pu s’opposer à l’exigence populaire d’une guerre. Une telle exigence populaire doit avoir une base instinctive, et pour ma part, je crois que l’accroissement moderne des instincts guerriers peut s’expliquer par l’insatisfaction (en grande partie inconsciente) causée par la régularité, la monotonie et le caractère apprivoisé de la vie contemporaine.
Il est clair que nous ne pouvons pas remédier à cette situation en abolissant le machinisme. Une telle mesure serait réactionnaire, et elle est en tout cas impraticable. La seule manière d’éviter les maux actuellement associés avec l’existence du machinisme serait de créer des ruptures dans la monotonie de la vie et d’encourager les gens par tous les moyens à des aventures, pendant les intervalles. Beaucoup d’hommes cesseraient de désirer la guerre s’ils avaient des opportunités de risquer leur vie dans l’alpinisme ; un des ouvriers de la paix des plus doués et des plus vigoureux que j’ai eu le bonheur de connaître passait d’habitude l’été à grimper les sommets les plus dangereux des Alpes. Si chaque travailleur disposait chaque année d’un mois pendant lequel il pourrait, s’il voulait, apprendre à conduire un avion, ou aller à la chasse aux fauves au Sahara, ou être occupé dans quelque aventure dangereuse et stimulante, qui nécessiterait une initiative personnelle et des décisions rapides, l’amour populaire de la guerre serait vite devenu l’apanage des femmes et des invalides. Je reconnais que j’ignore la méthode pour rendre pacifiques ces deux classes de la population, mais je suis persuadé qu’une psychologie scientifique finirait par en trouver une, si elle entreprenait cette tâche sérieusement.
Les machines ont changé notre manière de vivre, mais non nos instincts. Par conséquent il y a une inadaptation. Toute la psychologie des sentiments et des instincts est encore dans son enfance ; la psychanalyse est un commencement, mais ce n’est qu’un commencement.
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