Essais sceptiques
c’est le « principe du moindre effort » : en se déplaçant d’un endroit à l’autre un corps choisit toujours un chemin qui implique le moindre effort. (L’effort est un terme technique, mais sa signification exacte ne nous importe pas ici). Les journaux et certains écrivains qui désirent qu’on les croie pleins de forces aiment le mot « dynamique ». Il n’y a rien de « dynamique » dans la dynamique qui, au contraire, trouve que tout se déduit de la loi de la paresse universelle. L’univers de la science moderne ressemble beaucoup plus à celui de Lao-Tsé qu’à celui des gens qui ne cessent de bavarder des « grandes lois » et des « forces naturelles ».
La philosophie pluraliste et réaliste moderne a, dans une certaine mesure, moins de choses à nous offrir que les philosophies antérieures. Au Moyen Âge, la philosophie était la servante de la théologie ; actuellement, elles sont sous le même chapeau dans les catalogues des libraires ! On chargeait d’habitude la philosophie de prouver les grandes vérités de la religion. Le nouveau réalisme ne se prétend pas capable de les prouver, ni même de les réfuter. Il tend seulement à clarifier les idées fondamentales de la science et à synthétiser les différentes sciences en une seule et vaste conception de ce fragment du monde que la science a réussi à explorer.
Il ne sait pas ce qui est au-delà ; il ne dispose pas d’un talisman pour transformer l’ignorance en savoir. Il offre des joies intellectuelles à ceux qui les apprécient, mais il ne cherche pas à flatter la vanité humaine comme la plupart des autres philosophies. S’il est sec et technique, c’est la faute de l’univers qui a choisi de fonctionner d’une manière mathématique plutôt que d’une manière qu’auraient aimée les mystiques et les poètes. Peut-être est-ce regrettable, mais on ne s’attendra tout de même pas à ce qu’un mathématicien le regrette.
VI
LA MACHINE ET LES SENTIMENTS
LES MACHINES détruiront-elles les sentiments, ou les sentiments détruiront-ils les machines ? Cette question a été posée depuis longtemps par Samuel Butler, dans
Erewhon
, mais devient de plus en plus brûlante à mesure que l’empire du machinisme s’étend.
À première vue, les raisons d’une opposition des machines et des sentiments ne sont pas évidentes. Chaque garçon normal aime les machines ; plus elles sont grandes et puissantes, plus il les aime. Des peuples qui ont une ancienne tradition de travail artistique, comme les Japonais, sont séduits par les méthodes mécaniques occidentales dès qu’ils les trouvent sur leur chemin et ne tiennent rien tant qu’à se les assimiler le plus vite possible. Rien n’est plus désagréable pour un Asiate éduqué et qui a beaucoup voyagé que d’entendre des louanges en l’honneur de la « sagesse de l’Orient » ou des vertus traditionnelles de la civilisation asiatique. Il a la sensation d’un garçon auquel on dit de jouer avec des poupées au lieu d’automobiles. Et, pareil à un garçon, il préférerait une automobile réelle à un jouet, et ne se rend pas compte qu’elle pourrait l’écraser.
En Occident, à l’époque où les machines étaient encore une nouveauté, on y trouvait la même sorte de joie, si l’on excepte quelques poètes et esthètes. Le XIX e siècle se croyait lui-même supérieur à ses prédécesseurs, surtout à cause de ses progrès mécaniques. Peacock, dans sa jeunesse, se moque de la « société qui pense à la vapeur », car c’est un littérateur pour qui les auteurs grecs et latins représentent la civilisation ; mais il se rend compte qu’il est en dehors des tendances dominantes de son époque. Les disciples de Rousseau qui prêchent le retour à la Nature, les Lake Poets qui aiment le Moyen Âge, William Morris qui écrit ses
Nouvelles de Nulle Part
(pays où l’on est toujours en juin et où tout le monde travaille à la fenaison), tous, ils représentent une opposition purement sentimentale et essentiellement réactionnaire au machinisme. Samuel Butler a été le premier à imaginer le procès non sentimental de la machine ; mais chez lui cela n’a été peut-être qu’un
jeu d’esprit
, – en tout cas, cela n’a pas été une conviction profondément enracinée. Depuis, une grande quantité de gens dans les pays les plus mécanisés ont tendu à adopter des opinions semblables à celles des Erewhoniens ; elles ont
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