Essais sceptiques
n’est pas dans le traitement ; mais un professeur ordinaire a une voix dans la direction du collège et ne peut être renvoyé pendant la durée de son professorat
(fellowship)
, sauf pour grave immoralité. La raison pour laquelle on ne m’a pas offert d’être professeur ordinaire est que le parti clérical ne voulait pas ajouter une voix au parti anticlérical. Le résultat a été qu’ils ont pu me renvoyer en 1916 quand mon opinion sur la guerre leur a déplu (16) . Si je dépendais matériellement de mon enseignement, je serais mort de faim.
Ces trois incidents illustrent les diverses sortes de désavantages attachés à la pensée avouée publiquement, même dans l’Angleterre moderne. N’importe quel autre libre penseur qui reconnaît être tel pourrait citer des exemples analogues de son expérience propre, et souvent d’un caractère plus sérieux. En somme, les hommes qui n’ont pas la vie matérielle assurée n’osent pas s’exprimer franchement sur leurs croyances religieuses.
Bien entendu, on ne manque pas de liberté seulement pour ce qui regarde la religion. Des opinions communistes ou l’amour libre désavantagent un homme bien plus que l’agnosticisme. Non seulement il est désavantageux d’avoir de telles opinions, mais il est très difficile d’exposer publiquement des arguments en leur faveur. D’autre part, en Russie, les avantages et les désavantages sont exactement inverses : on arrive au confort et au pouvoir en professant l’athéisme, le communisme et l’amour libre, et on n’a aucune possibilité de faire de la propagande contre ces opinions. En somme, en Russie, un parti de fanatiques est absolument sûr de la vérité d’une série de propositions douteuses, tandis que dans le reste du monde, un autre parti de fanatiques est aussi sûr de la vérité d’une série diamétralement opposée de propositions, également douteuses. Une telle situation amène inévitablement la guerre, l’amertume et la persécution dans les deux camps.
William James a prêché la « volonté de croire ». Pour ma part, j’aimerais prêcher « la volonté de douter ».
Aucune de nos croyances n’est tout à fait vraie. Toutes ont eu au moins une ombre d’imprécision et d’erreur. On connaît bien les méthodes qui accroissent le degré de la vérité de nos croyances : elles consistent à écouter tous les partis, à essayer d’établir tous les faits dignes d’être relevés, à contrôler nos penchants individuels par la discussion avec des personnes qui ont des penchants opposés, et à cultiver l’habitude de rejeter toute hypothèse qui s’est montrée inadéquate. On pratique ces méthodes dans la science et grâce à elles on a établi un corps de connaissances scientifiques. Tout homme de science dont les idées sont vraiment scientifiques est prêt à reconnaître que ce qui passe pour une connaissance scientifique à un moment donné, demandera sûrement d’être corrigé par des découvertes nouvelles ; que, néanmoins, la science est assez proche de la vérité pour suffire à la plupart des besoins pratiques, mais non pour tous. Dans la science, quand il ne s’agit que d’une connaissance qui ne peut qu’être approximative, l’attitude de l’homme est expérimentale et pleine de doutes.
Tout au contraire en religion et en politique : bien qu’ici il n’y ait encore rien qui approche de la connaissance scientifique, chacun considère qu’il
est de rigueur
(17) d’avoir une opinion dogmatique qu’on doit soutenir en infligeant des peines de prison, la faim, la guerre, et qu’on doit soigneusement garder d’entrer en concurrence par arguments avec n’importe quelle opinion différente. Si on pouvait seulement amener les hommes à avoir une attitude agnostique sur ces matières, neuf dixièmes des maux du monde moderne seraient guéris ; la guerre deviendrait impossible ; car chaque camp comprendrait que tous les deux doivent avoir tort. Les persécutions cesseraient. L’éducation tendrait à élargir les esprits et non à les rétrécir.
On choisirait des travailleurs pour leurs aptitudes à un travail donné et non pas pour le fait de partager les dogmes rationnels des gens au pouvoir. Aussi, rien que ce doute rationnel, si l’on pouvait le faire pénétrer partout, suffirait à amener le millénaire.
Un exemple brillant de l’attitude scientifique de l’esprit nous a été fourni récemment par la théorie de la relativité et la
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