Essais sceptiques
pas ; mais toutes deux demeurent impuissantes si elles ne disposent pas d’organes appropriés pour se faire entendre.
XII
PENSÉE LIBRE ET PROPAGANDE OFFICIELLE (14)
MONCURE CONWAY , en l’honneur de qui nous nous sommes réunis aujourd’hui, a consacré sa vie à deux grands objets : la liberté de la pensée et la liberté de l’individu. Depuis son époque, quelque chose a été gagné pour ce qui est de ces deux objets, mais quelque chose aussi a été perdu. De nouveaux dangers, d’une forme quelque peu différente que ceux des âges passés, menacent ces deux libertés, et si on n’arrive pas à créer une opinion publique vigoureuse et vigilante pour les défendre, il y en aura beaucoup moins dans cent ans qu’il n’y en a maintenant. Je me propose, dans cet essai, de faire voir ces nouveaux dangers et d’examiner de quelle manière on peut s’y opposer.
Commençons par nous expliquer clairement sur ce que nous entendons par la « pensée libre ». Cette expression comporte deux sens. Prise étroitement, elle signifie une pensée qui n’accepte pas les dogmes de la religion traditionnelle. Dans ce sens, un homme est « libre penseur » s’il n’est pas chrétien ou musulman ou bouddhiste ou shintoïste ou membre d’un corps quelconque d’hommes qui acceptent une orthodoxie héritée. Dans les pays chrétiens, on appelle « libre penseur » un homme qui ne croit pas à Dieu, bien que cela ne suffise pas pour être « libre penseur » dans un pays bouddhiste.
Je ne veux pas diminuer l’importance de la pensée libre prise dans ce sens. Je n’appartiens personnellement à aucune des religions existantes et j’espère que toute croyance religieuse finira par s’éteindre. Je ne crois pas que, tout compte fait, la foi religieuse ait été une force bienfaisante. Bien que je sois prêt à reconnaître qu’à certaines époques et dans certains pays elle a eu quelques bons effets, je la considère comme appartenant à l’enfance de la raison humaine et à une phase du développement que nous sommes actuellement en train de dépasser.
Mais on peut aussi entendre la « pensée libre » d’une manière plus large, et que je considère comme encore plus importante. En réalité, le dommage causé par les religions traditionnelles est surtout dû au fait qu’elles ont empêché la pensée libre dans ce sens plus large. Il n’est pas facile de définir la pensée libre, et nous ferons bien de dépenser quelque temps à essayer de trouver ses caractères essentiels.
Quand nous disons que quelque chose est « libre », cela ne peut avoir une signification claire que si nous disons par rapport à quoi elle est libre. Ce qui est « libre » est ce qui n’est pas sujet à une contrainte extérieure, et, pour être précis, nous devons dire de quelle contrainte il s’agit. Aussi, la pensée est « libre » quand elle est libre de certains genres de contrôle extérieur qui interviennent souvent. Certains de ces genres de contrôle qui ne doivent pas exister quand la pensée doit être « libre » sont évidents, mais il y en a d’autres plus subtils et plus cachés.
Commençons par ce qui est le plus évident : la pensée n’est pas « libre » quand on s’expose à la peine légale pour le fait d’avoir ou de ne pas avoir certaines opinions ou celui d’exprimer la croyance ou la non-croyance à certaines choses. Il n’y a que très peu de pays où cette forme primitive de liberté existe. En Angleterre, où régnent les lois sur les blasphèmes, il est illégal d’exprimer la non-croyance à la religion chrétienne, bien qu’en pratique cette loi ne soit pas appliquée contre les riches. Il est aussi illégal d’enseigner ce que le Christ a enseigné au sujet de la non-résistance. C’est pourquoi quiconque désire éviter de devenir un criminel doit reconnaître qu’il est d’accord avec l’enseignement du Christ, mais doit éviter de dire ce qu’était cet enseignement. En Amérique, personne ne peut entrer dans le pays sans déclarer solennellement qu’il ne croit ni à l’anarchisme ni à la polygamie ; et une fois entré, il doit aussi ne pas croire au communisme (15) . Au Japon, il est illégal d’exprimer des doutes sur la dignité du Mikado. On voit ainsi qu’un voyage autour du monde est une aventure périlleuse. Un musulman, un tolstoïen, un bolchévik ou un chrétien ne peuvent l’entreprendre sans devenir criminels quelque part, ou sans se
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