Essais sceptiques
modifient la nature humaine et que l’harmonie des deux se réalise par leur interaction. Un homme pris d’un milieu et plongé soudain dans un autre peut n’être nullement libre, et pourtant ce milieu nouveau pour lui peut assurer la liberté à ceux qui y sont accoutumés. Nous ne pouvons donc pas traiter la question de la liberté sans tenir compte de désirs variables dus à des milieux changeants. Dans certains cas, l’acquisition de la liberté en devient plus difficile, car un milieu nouveau, tout en satisfaisant des désirs anciens, peut en engendrer de nouveaux qu’il ne peut satisfaire. Les effets psychologiques de l’industrialisme peuvent servir d’illustration à cette éventualité. Il engendre toute une foule de besoins nouveaux : un homme peut être aujourd’hui mécontent de ne pas être en mesure d’acquérir une automobile, mais bientôt nous désirerons tous des avions privés. Un homme peut être mécontent aussi à cause des besoins inconscients. Par exemple, les Américains ont besoin de repos, mais ils ne le savent pas. Je crois que cette circonstance explique dans une large mesure la vague des crimes aux États-Unis.
Bien que les désirs des hommes varient, il existe certains besoins fondamentaux qu’on peut considérer comme presque universels : nourriture, santé, vêtement, abri, sexualité et paternité sont parmi les principaux. (Le vêtement et l’abri ne sont pas des nécessités absolues dans les pays tropicaux, mais en dehors de ces pays on peut les inscrire dans la liste). Quelles que soient les autres choses que la liberté implique, il est certain que nulle personne n’est libre si elle est privée d’un des articles de cette liste, qui ne constitue que le minimum de liberté.
Cela nous amène à la définition de la « société ». Il est évident que ce minimum en question peut être mieux assuré dans une société que par un Robinson Crusoe ; en vérité, la sexualité et la famille sont essentiellement des besoins sociaux. On peut définir une « société » comme un groupe d’hommes qui coopèrent pour réaliser certains buts communs. En ce qui concerne les êtres humains, le groupe social le plus primitif est la famille. Des groupes sociaux économiques apparaissent dès la plus haute antiquité et il semble que des groupes qui coopèrent dans des guerres ne sont pas tout à fait aussi primitifs. Dans le monde moderne, l’économie et la guerre sont les causes principales de la cohésion sociale. Presque tous nous sommes en mesure de satisfaire nos besoins physiques mieux que si nous faisions partie d’unités sociales aussi étroites que la famille et la tribu, et dans ce sens, la société a contribué à augmenter notre liberté. On croit aussi qu’un État organisé diminue pour nous les chances d’être tué par un ennemi, mais cette affirmation est douteuse.
Si nous considérons les désirs d’un homme comme une donnée fixe, c’est-à-dire si nous ignorons le dynamisme psychologique, il est évident que les obstacles à sa liberté sont de deux sortes : physiques et sociaux. Pour prendre l’exemple le plus grossier : la terre peut ne pas donner suffisamment de nourriture pour sa subsistance, ou bien d’autres hommes peuvent l’empêcher de gagner sa pitance. La société diminue les obstacles physiques à la liberté, mais elle crée des obstacles sociaux. Cependant, sur ce point nous pouvons nous tromper par l’ignorance des effets de la société sur nos désirs. On peut admettre que les fourmis et les abeilles, bien que vivant dans des sociétés admirablement organisées font toujours spontanément leurs devoirs sociaux. La même chose est vraie pour les animaux supérieurs qui vivent en troupeaux. D’après Rivers, elle est vraie pour les Mélanésiens. Cela semble dépendre d’un haut degré de suggestibilité et de facteurs plus ou moins semblables à l’hypnotisme. Des hommes ainsi constitués peuvent coopérer sans rien perdre de leur liberté et ils n’ont guère besoin de lois. Et, fait assez curieux, bien que les hommes civilisés aient une organisation sociale beaucoup plus élaborée que les sauvages, leurs instincts semblent moins sociaux : l’effet de la société sur leurs actions est plus extérieur que chez les sauvages. C’est pourquoi, ils discutent le problème de la liberté.
Bien entendu, je ne veux pas nier que la coopération sociale ait une base instinctive, même dans les communautés les
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