Essais sceptiques
faits qu’elle n’aime pas. Cela est une façon tout à fait indésirable de contrarier la liberté. La même chose s’applique aux interventions dans la morale personnelle : si un homme préfère avoir deux femmes et une femme deux maris, c’est leur affaire, et personne d’autre ne devrait se sentir invité à intervenir.
Jusqu’ici j’ai examiné des arguments purement abstraits sur les restrictions des entraves justifiables à la liberté. J’aborderai maintenant certaines considérations plus psychologiques.
Ainsi que nous l’avons vu, les obstacles à la liberté sont de deux sortes, physiques et sociaux. Étant donné un obstacle physique et un obstacle social qui causent la même perte de liberté, l’obstacle social est plus nuisible, puisqu’il cause aussi du ressentiment. Si un garçon veut grimper sur un arbre et que vous le lui interdisiez, il sera furieux ; s’il voit qu’il ne peut pas y grimper, il se soumettra à l’impossibilité physique. Pour empêcher le ressentiment, il peut souvent être utile de permettre des choses nuisibles en elles-mêmes, comme par exemple d’aller à l’église pendant une épidémie. Pour empêcher le ressentiment, les gouvernements attribuent les malheurs à des causes naturelles ; pour le créer, les oppositions l’attribuent à des causes humaines. Quand le prix du pain monte, les gouvernements prétendent que ce fait est dû à de mauvaises récoltes, et les oppositions prétendent que c’est la faute des profiteurs. Sous l’influence de l’industrialisme, les gens ont commencé à croire de plus en plus à la toute-puissance de l’homme ; ils pensent qu’il n’y a aucune limite à la puissance humaine d’empêcher des malheurs naturels. Le socialisme est une forme de cette croyance : nous ne considérons plus la pauvreté comme infligée par Dieu, mais comme un effet de la folie et de la cruauté humaines. Cela a naturellement changé l’attitude du prolétariat envers les classes « meilleures ». Parfois, la croyance à la toute-puissance humaine va trop loin. Beaucoup de socialistes, y compris le ministre de la Santé publique mort depuis peu, pensent apparemment que sous le socialisme il y aura assez de nourriture pour tout le monde même si la population augmentait jusqu’à ce qu’il n’y ait plus, sur la surface de la terre, que de la place pour se tenir debout. J’ai peur que cela ne soit une exagération. Quoi qu’il en soit, la croyance moderne à la toute-puissance de l’homme a augmenté le ressentiment quand les choses vont mal, car on n’attribue pas les malheurs à Dieu ou à la Nature, même quand on pourrait le faire avec raison. Cela rend les communautés modernes plus difficilement gouvernables que les communautés passées et explique le fait que les classes au pouvoir tendent à devenir exceptionnellement religieuses, car elles désirent considérer les malheurs de leurs victimes comme le résultat de la volonté divine. Et les entraves faites au minimum de liberté sont à cause de cela plus difficiles à justifier qu’autrefois, car on ne peut pas les présenter comme l’effet des lois immuables, bien que chaque jour le
Times
publie des lettres de prêtres qui tendent à faire revivre cet ancien stratagème.
En plus du fait que les entraves à la liberté sociale créent du ressentiment, deux autres raisons encore tendent à les rendre peu désirables. La première est que les gens ne souhaitent pas le bien-être des autres, et la seconde est qu’ils ne savent pas en quoi il consiste. Peut-être qu’au fond ces deux raisons n’en sont qu’une seule, car, lorsque nous désirons réellement le bien d’un individu, nous réussissons généralement à découvrir quels sont ses besoins. En tout cas, les effets pratiques sont les mêmes, que les gens fassent du mal par malveillance ou par ignorance. Nous pouvons donc prendre les deux en même temps, et dire qu’on peut à peine confier à un homme ou à une classe la gérance des intérêts d’un autre homme ou d’une autre classe. Naturellement, c’est l’argument principal en faveur de la démocratie. Mais dans un État moderne la démocratie doit s’exercer par le moyen des fonctionnaires et devient ainsi lointaine et indirecte lorsqu’il s’agit des intérêts individuels. Les fonctionnaires sont un danger tout particulier, car d’habitude ils restent dans des bureaux et sont éloignés des gens dont ils contrôlent la vie. Prenez, par
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