Essais sceptiques
usines, malgré les libéraux.
Mais c’est un thème bien usé, et je ne veux pas m’y arrêter. Je passerai à la question générale : jusqu’à quel point la communauté devrait-elle intervenir dans la liberté individuelle, non en faveur d’un autre individu, mais en faveur de la communauté ? Et pour quelle fin devrait-elle intervenir ?
Pour commencer, je dois dire que l’exigence du minimum de liberté – nourriture, santé, abri, vêtement, sexualité et paternité – doit passer avant toute autre exigence. Ce minimum-là est indispensable pour la survivance biologique, c’est-à-dire pour pouvoir laisser des descendants. Les choses que je viens d’énumérer peuvent donc être considérées comme le nécessaire ; ce qui vient après peut être nommé du confort ou du luxe, selon les circonstances. Or, je dois estimer comme justifiable
a priori
de priver une personne du confort afin de fournir à une autre le nécessaire. Cela peut n’être pas avantageux politiquement, cela peut n’être pas faisable économiquement, dans une communauté donnée et à un moment donné ; mais il n’y a rien à objecter à cela du point de vue de la liberté, car priver un homme du nécessaire constitue une plus grande atteinte à la liberté que l’empêcher d’accumuler le superflu.
Mais si ce principe est admis, il peut nous mener très loin. Considérons le problème de la santé, par exemple. Dans les élections des conseils départementaux
(Borough Councils)
, une des choses à décider est la somme d’argent à dépenser pour la santé publique, la maternité et le bien-être des enfants. La statistique prouve que les dépenses faites dans ce but ont un effet remarquable en sauvant beaucoup de vies. Dans chaque
borough
à Londres, les riches se sont ligués afin d’empêcher l’augmentation de ces dépenses et même, si possible, de les réduire. C’est-à-dire qu’ils sont tout prêts à condamner des milliers d’hommes à la mort afin de pouvoir eux-mêmes continuer de jouir de bons dîners et d’automobiles. Comme ils dominent presque toute la presse, ils s’arrangent à tenir ces faits ignorés de leurs victimes. Par des méthodes familières aux psychanalystes, ils évitent de connaître ces faits eux-mêmes. Leur action n’a rien de surprenant : c’est celle de toutes les aristocraties de toutes les époques. Tout ce que je veux dire ici, c’est qu’ils n’ont pas le droit d’invoquer la liberté pour justifier leur action.
Je ne me propose pas de discuter le droit à la satisfaction sexuelle et à la paternité. Je me bornerai à observer que dans un pays où un sexe domine l’autre, les institutions existantes semblent à peine faites pour le garantir. De plus, la tradition de l’ascétisme chrétien a eu le malheureux effet de rendre les gens moins enclins à reconnaître ce droit que celui de se nourrir. Les politiciens qui n’ont pas le temps de se familiariser avec la nature humaine, ignorent curieusement les désirs qui poussent des hommes et des femmes ordinaires. N’importe quel parti politique dont les chefs connaîtraient la psychologie pourrait se rendre maître du pays.
Tout en admettant le droit abstrait de la communauté à intervenir dans la liberté individuelle de ses membres afin d’assurer le nécessaire biologique à tout le monde, je ne puis admettre son droit d’intervenir dans les cas où la possession d’un homme n’est pas acquise aux dépens d’un autre. J’ai en vue des choses comme l’opinion, la science et l’art. Le fait que la majorité d’une communauté n’aime pas une opinion ne lui donne pas le droit de contrarier ceux qui la professent. Et le fait que la majorité d’une communauté désire ne pas connaître certaines choses, ne lui donne pas le droit d’emprisonner ceux qui désirent les connaître. Je connais une dame qui a écrit un long livre relatant des faits sur la vie de famille au Texas ; je le considère comme une précieuse contribution sociologique. Mais la police britannique estime que personne ne doit savoir la vérité sur rien ; il est donc illégal d’envoyer ce livre par la poste. Tout le monde sait que les psychanalystes guérissent souvent leurs malades en les rendant simplement conscients des faits dont ils ont refoulé le souvenir. À certains égards, la société ressemble à de tels malades, mais au lieu de permettre qu’on la guérisse, elle emprisonne les médecins qui lui font connaître des
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