Essais sceptiques
ailleurs, doit être une affaire de degré. Certaines libertés ne peuvent être tolérées. J’ai rencontré une dame qui disait qu’on ne devrait jamais interdire à un enfant de faire quoi que ce soit, car un enfant doit développer sa nature de l’intérieur. « Et si cette nature lui fait avaler des épingles ? », demandais-je ; mais je regrette de dire qu’en réponse je n’ai reçu que des reproches. Et pourtant, chaque enfant laissé à lui-même, avalera tôt ou tard des épingles ou boira le poison des bouteilles de médicaments ou tombera d’une fenêtre ou finira même par se tuer. À un âge un peu plus avancé, les garçons, si on les laisse faire, ne se laveront pas, mangeront trop, fumeront jusqu’à tomber malades, prendront froid en restant assis les pieds mouillés, etc. – sans mentionner le fait qu’ils s’amuseront à persécuter des messieurs d’âge mûr qui n’auront peut-être pas tous le pouvoir de repartie d’Elisha. C’est pourquoi, défendre la liberté dans l’éducation ne signifie pas que les enfants doivent faire exactement tout ce qui leur plaît toute la journée. Un élément d’autorité et de discipline est nécessaire ; la question est de savoir dans quelle mesure il doit exister et de quelle manière il faut l’appliquer.
On peut considérer l’éducation de nombreux points de vue : celui de l’État, de l’Église, du maître d’école, des parents ou même (bien qu’on l’oublie d’habitude) de l’enfant lui-même. Chacun de ces points de vue est partiel ; chacun contribue un peu à l’idéal de l’éducation, mais apporte aussi des éléments qui sont mauvais. Examinons-les successivement, et voyons ce qu’on peut dire pour et contre chacun d’eux.
Commençons par l’État, en tant que la force la plus puissante qui décide ce que doit être l’éducation moderne. L’intérêt porté par l’État à l’éducation est très récent. Il n’existait pas dans l’Antiquité ni au Moyen Âge ; jusqu’à la Renaissance, seule l’Église appréciait l’éducation. Avec la Renaissance, un intérêt naquit pour l’instruction supérieure, qui amena la fondation d’institutions comme le Collège de France, destiné à faire concurrence à la Sorbonne ecclésiastique. La Réforme, en Angleterre et en Allemagne, créa chez l’État le désir d’avoir quelque contrôle sur les universités et écoles de grammaire pour empêcher qu’elles demeurassent des nids de « popisme ». Mais cet intérêt s’éteignit rapidement. Jusqu’au mouvement tout à fait moderne pour l’éducation obligatoire, l’État n’intervint pas de façon décisive ou continue. Néanmoins, actuellement, l’État joue un rôle plus grand dans les institutions scolaires que tous les autres facteurs combinés.
Les causes de l’instruction obligatoire universelle furent variées. Ses défenseurs les plus ardents s’inspirèrent du sentiment qu’il était désirable en soi que tout le monde pût lire et écrire, qu’une population ignorante était un déshonneur pour un pays civilisé et que la démocratie était impossible sans éducation. Ces motifs furent renforcés par d’autres. On s’aperçut bientôt que l’éducation donnait des avantages commerciaux, qu’elle diminuait la criminalité chez les adolescents et qu’elle fournissait le moyen de gouverner la population des bas quartiers. Les anticléricaux virent dans l’éducation donnée par l’État le moyen de combattre l’influence de l’Église ; ce motif pesa considérablement en Angleterre et en France. Les nationalistes, surtout après la guerre franco-prussienne, crurent que l’éducation universelle augmenterait la puissance nationale. Cependant, toutes ces raisons ne furent au début que secondaires. La raison principale qui fit adopter l’éducation universelle fut le sentiment que l’existence des illettrés était une honte.
Cette institution une fois fermement établie, l’État découvrit qu’elle pouvait servir à beaucoup de choses. Elle rend les jeunes gens plus dociles, tant pour le bien que pour le mal. Elle améliore les mœurs et diminue la criminalité ; elle facilite l’action commune pour des buts publics ; elle rend la communauté plus apte à être dirigée d’un centre. Sans elle, la démocratie ne peut exister sauf en tant que forme vide. Mais la démocratie, telle que les politiciens la conçoivent, est une forme de
gouvernement
, c’est-à-dire
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