Essais sceptiques
devaient épouser, et en choisissant presque toujours le fiancé (ou la fiancée) le plus riche qu’ils pouvaient trouver. Dans le monde occidental (sauf, partiellement, en France) les enfants se sont libérés de cet esclavage en se révoltant, mais les instincts des parents sont restés les mêmes. Le père moyen ne désire pour ses enfants ni le bonheur ni la vertu, mais le succès temporel. Il désire qu’ils soient tels qu’il puisse se vanter d’eux à ses copains, et ce désir domine largement ses efforts pour leur éducation.
L’autorité, si elle doit gouverner l’éducation, doit s’appuyer sur l’une ou l’autre des puissances que nous avons examinées : l’État, l’Église, le maître d’école et les parents. Nous avons vu qu’on ne peut confier entièrement à aucune d’elles le bien-être de l’enfant, puisque chacune désire se servir de l’enfant pour des fins qui n’ont rien à faire avec le bien-être de ce dernier. L’État veut que l’enfant serve à la grandeur de la nation et au soutien de la forme existante du gouvernement. L’Église veut que l’enfant serve à accroître la puissance des prêtres. Le maître d’école, dans un monde basé sur la concurrence, considère trop souvent son école comme l’État considère la nation, et veut que l’enfant apporte de l’honneur à l’école. Les parents veulent que l’enfant soit la gloire de la famille. Quant à l’enfant lui-même, en tant que fin en soi, en tant qu’un être humain à part qui exige tout le bonheur et tout le bien-être possibles, on n’en tient pas compte parmi tous ces buts variés, sauf d’une manière très partielle. Malheureusement, l’enfant est privé de l’expérience nécessaire pour se guider dans la vie, il est donc la proie des intérêts sinistres qui se repaissent de son innocence. Voilà ce qui fait de l’éducation un problème politique difficile. Mais voyons d’abord ce qu’on peut dire du point de vue de l’enfant lui-même.
Il est évident que la plupart des enfants laissés à eux-mêmes n’apprendraient pas à lire et à écrire et grandiraient moins adaptés qu’ils ne pourraient l’être aux circonstances de leurs vies. Les institutions éducatives sont nécessaires, et il est nécessaire que les enfants soient soumis à une certaine autorité. Mais étant donné qu’on ne peut faire entièrement confiance à aucune autorité, nous devons tendre à en avoir le moins possible et essayer de trouver des moyens par lesquels on peut utiliser dans l’éducation les désirs et impulsions naturels des enfants. C’est, de loin, beaucoup plus possible qu’on ne le croit souvent, car, après tout, le désir d’acquérir des connaissances est naturel chez la plupart des enfants. Le pédagogue traditionnel qui possède une science qui n’est pas digne d’être transmise et qui manque de toute adresse à la transmettre, s’imagine que les enfants ont une horreur innée de l’instruction, mais il se trompe, car il ne réussit pas à se rendre compte de ses propres insuffisances. Il existe un conte charmant de Tchékhov sur un homme qui essaya d’apprendre à un chat à attraper des souris. Quand il ne voulait pas courir après elles, il le battait, cela fit que, même quand il était déjà grand, il tremblait de terreur en présence d’une souris. Et Tchékhov ajoute : « C’est là l’homme qui m’a enseigné le latin. » Or, les chats apprennent à leurs chatons à attraper des souris, mais ils attendent que les instincts s’éveillent. Alors les chatons pensent comme leurs mères que cette science vaut la peine d’être acquise, si bien qu’on n’a nul besoin de discipline.
Les deux ou trois premières années de la vie ont jusqu’ici échappé à la domination des pédagogues, et toutes les autorités sont d’accord sur ce fait que ces années sont celles où nous apprenons le plus de choses. Tout les enfants apprennent à parler par leurs propres efforts. Et tous ceux qui ont observé un enfant savent que les efforts requis sont considérables. Les enfants écoutent attentivement, observent les mouvements des lèvres, s’exercent toute la journée à prononcer des sons et se concentrent avec une ardeur étonnante. Bien entendu, les adultes encouragent l’enfant par des éloges, mais jamais il ne leur vient à l’esprit de le punir le jour où il n’apprend pas un mot nouveau. Tout ce qu’ils fournissent, c’est une opportunité et des
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