Essais sceptiques
libertés, et la seule qui ne demande aucune limitation. Étant donné qu’elle n’existe pas, il vaut la peine de résumer les arguments en sa faveur.
L’argument fondamental pour la liberté de l’opinion est le caractère douteux de toutes nos croyances. Si nous connaissions la vérité d’une façon certaine, on pourrait défendre le fait de l’enseigner. Mais s’il en était ainsi, on pourrait l’enseigner sans invoquer des autorités, par le moyen de sa rationalité immanente. Il n’est pas nécessaire d’édicter une loi défendant d’enseigner l’arithmétique si l’on a des opinions hérétiques sur la table de multiplication, car ici la vérité est claire et on n’a pas besoin de la faire valoir par des pénalités. Quand l’État intervient pour imposer l’enseignement d’une doctrine, il le fait
parce qu’il
n’existe pas de preuve concluante en faveur de cette doctrine. En conséquence, l’enseignement n’est pas véridique, même si par hasard il est vrai. Dans l’État de New York, jusqu’à ces tout derniers temps, il était illégal d’enseigner que le communisme était une bonne chose ; en Russie soviétique il est illégal d’enseigner que le communisme est mauvais. Il est certain qu’une de ces opinions est vraie et l’autre fausse, mais personne ne sait laquelle. Ou bien l’État de New York ou bien la Russie des Soviets enseignait la vérité et interdisait le mensonge, mais aucun des deux pays n’enseignait avec véracité, car chacun présentait une proposition douteuse comme certaine.
À ce propos, il est important de souligner la différence entre la vérité et la véracité. La vérité est pour les dieux ; du point de vue humain, elle est un idéal dont nous pouvons nous approcher, mais que nous ne pouvons espérer atteindre. L’éducation devrait nous rendre capables de nous approcher le plus possible de la vérité, et pour y arriver elle devrait nous enseigner la véracité. La véracité, telle que je la comprends, est l’habitude de former nos opinions au moyen de preuves, et de les professer avec le degré de conviction garanti par les preuves. Ce degré ne sera jamais celui de la certitude complète, c’est pourquoi nous devons toujours être prêts à admettre de nouvelles preuves contre des croyances déjà acquises. De plus, si notre action est inspirée par une croyance, nous ne devons agir que d’une manière utile même si notre croyance est plus ou moins inexacte ; nous devrions éviter des actions désastreuses à moins que notre croyance soit absolument vraie. Dans la science, un observateur constate ses résultats en même temps que « l’erreur probable » ; mais qui a jamais entendu parler d’un théologien ou d’un politicien constatant la probabilité d’une erreur dans ses dogmes, ou reconnaissant même qu’une erreur quelconque est simplement concevable ? C’est parce que dans la science, où nous approchons le mieux la vraie connaissance, un homme peut avec sécurité avoir confiance dans la justice de sa cause, tandis que, quand rien n’est connu, l’affirmation beuglante et l’hypnotisme sont les moyens usuels de faire partager ses croyances aux autres. Si les « fixistes » pensaient que leur cause contre la doctrine de l’évolution est bonne, ils n’auraient jamais rendu illégal son enseignement.
L’habitude d’enseigner une orthodoxie politique, morale ou religieuse a toutes sortes de mauvais effets. Pour commencer, elle exclut du métier de l’enseignement des hommes qui joignent l’honnêteté à la vigueur intellectuelle, c’est-à-dire des hommes qui probablement exerceraient la meilleure influence morale et intellectuelle sur leurs élèves. Je donnerai trois exemples. Premièrement, en politique : un professeur d’économie en Amérique est obligé d’enseigner des doctrines qui contribueront à augmenter la richesse et le pouvoir des gens très riches ; s’il agit autrement, il trouve sage d’aller ailleurs, comme M. Laski, autrefois professeur de Harvard, actuellement un des meilleurs professeurs à la London School of Economies. Secondement, en religion : l’immense majorité des intellectuels éminents ne croient pas à la religion chrétienne, mais ils dissimulent ce fait dans leur activité publique, parce qu’ils ont peur de perdre leur gagne-pain. Ainsi, sur le sujet le plus important de tous, la plupart des hommes dont les opinions et les arguments seraient le plus
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