Et Dieu donnera la victoire
foule de plus en plus dense, de plus en plus bruyante, parvint sur la place où se dressait la maison de ville, Jeanne mit pied à terre, laissa Pollux aux mains de son écuyer et dit au dauphin :
– Pardonnez-moi, monseigneur, si je vous abandonne. J’ai à faire de mon côté.
Elle lui montra le porche de la cathédrale.
Route de Reims, juillet 1429
Distance de Troyes à Châlons : une vingtaine de lieues.
Des lieues qui semblent compter double. L’été caniculaire creuse dans la campagne des cratères de feu et fait éclater dans le ciel un brasier de soleil. Jours ardents, nuits moites. Lorsqu’on s’éveille, la sueur d’une mauvaise nuit collée au corps, c’est pour retrouver devant soi un horizon incandescent et une nouvelle journée en forme de calvaire. Des hommes tomberont de leur selle, foudroyés par l’insolation, des chevaux s’abattront, la robe blanche d’écume, pour ne plus se relever. Dans cette immensité de terre crayeuse juste bonne pour la vigne, les vivres se font rares et l’eau plus encore : celle que l’on trouve est saumâtre ou croupie ; quant au vin, qui est en abondance, il faut, au risque de devenir fou, ne le consommer qu’avec modération.
Ce sont les souffrances banales, et Jeanne n’y a pas échappé.
Depuis Arcis-sur-Aube, une journée après Troyes, alors que l’armée progressait dans cet enfer avec une lenteur de procession, elle a ressenti comme jamais auparavant des signes d’épuisement ; elle a compris qu’elle ne pouvait attendre de réconfort que d’elle-même ou de ses Conseils, mais ils observent un silence inquiétant. Pourquoi l’auraient-ils abandonnée ? Parfois, alors qu’elle chevauche, les cuisses brûlées par la chaleur que dégage sa monture, elle sent se former en elle un brouillon de voix, se dessiner sur l’horizon incandescent des clartés diffuses comme celles qui annonçaient à Domrémy la présence de ses frères du Paradis, mais rien ne se précise dans cette brume ardente.
Victime d’une insolation, Gilles de Rais a vidé les arçons dans les parages de Mailly-le-Camp. Le visage congestionné, le corps en feu sous la huque de soie, il a été transporté par Jeanne et son écuyer à l’ombre d’un noisetier aux feuilles rissolées ; elle lui a fait boire ce qui restait d’eau dans sa propre gourde et l’a installé dans le chariot de sa manécanterie, en demandant à ses chanteurs de prendre soin de lui.
Un matin, en vue d’Aussimont, a surgi un groupe de cavaliers portant bonnets rouges et armes de Bourgogne. Ils se sont immobilisés à deux portées de flèche du camp. Leur donner la chasse ? à quoi bon ? Les chevaux étaient incapables de soutenir un galop. On leur a laissé le champ libre.
Lorsqu’on est arrivé à Saint-Quentin-sur-Coole où l’on espérait abreuver les montures et remplir les gourdes, on a constaté avec stupeur que la Coole n’était plus qu’un squelette de rivière. On a fait boire les chevaux dans des mares qui subsistaient dans le lit du cours d’eau. Les habitants avaient quitté la ville précipitamment, ne laissant que des vieillards hébétés sur le seuil des portes, des chiens et des chats. On s’est rué sur les puits et les fontaines dont la plupart étaient taris. Il restait du vin dans les caves ; ceux qui en ont bu plus que de raison se sont écroulés sans connaissance.
L’armée s’étire sur une lieue, mince comme une colonne de fourmis et aussi vulnérable. Qu’un parti de Bourguignons surgisse, Jeanne ne donnerait pas cher de cette horde de traînards qui, pour marcher plus à l’aise, abandonnent le plus lourd de leur équipement et de leurs armes dans les buissons.
À l’étape du soir, la Pucelle retrouve sous la tente les frères Richard et Pasquerel. Ils prient ensemble, agenouillés devant l’image du Sauveur, échangent des propos fatigués et s’endorment, comme frappés d’un maillet de plomb. Pour le frère Richard, cette équipée présente un avant-goût d’une croisade en Palestine dont l’idée l’obsède ; il en parle chaque jour, et Jeanne lui fait la même réponse :
– Il y a encore trop à faire chez nous pour songer à aller combattre les infidèles. Plus tard peut-être, lorsque tous les Godons auront regagné l’Angleterre et que nous aurons remis notre pays dans le bon chemin. Mais, alors, je ne serai plus de ce monde...
L’armée fit halte à cinq lieues de Châlons, au lieu-dit Lettrée, près de la Marne, dans une
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