Eugénie et l'enfant retrouvé
fesses.
— Maman, épargne à mes chastes oreilles ces expressions osées.
Elle fit mine de mettre ses mains de chaque côté de sa tête.
— Arrête de te moquer. Cet immeuble de luxe est hors de prix. Tu pourrais facilement trouver plus grand, très confortable, un endroit où prendre tes aises. Et si jamais la bonne personne se pointe à l’horizon...
— Je suis un peu comme Gertrude, je suis devenue un porc-épic. Quand les bonnes personnes se trouvent sur mon chemin, elles changent de trottoir, je pense.
Devant son frère, Thalie se comparait aussi à Gertrude pour expliquer son célibat, mais avec une explication plus cynique : « Pour chasser les hommes, elle a sa patte folle, moi j’ai la médecine. »
— Puis, continua-t-elle, je parie que cet appartement plus grand dont tu rêves pour moi se trouve situé dans la rue Saint-Cyrille, juste au-dessus de celui de Mathieu.
— ... L’un de ses locataires doit partir. Ça vous rendrait service à tous les deux.
— Non, maman. Passer de tes jupons à la surveillance bienveillante de mon aîné, non merci. Je veux un appartement tout petit, très chic, pour me donner l’impression que je mène la grande vie.
La femme acquiesça, un peu déçue de voir ses plans tourner court. Laissée à elle-même au moment de sa jeunesse, Marie rêvait de voir les siens former un bloc compact contre les avatars de l’existence.
— Es-tu certaine de pouvoir faire face à la dépense ?
demanda-t-elle encore.
— Mon carnet de rendez-vous est bien rempli depuis au moins un an, et depuis 1925, j’ai accouché assez de femmes pour être longtemps occupée par les maladies infantiles de leurs rejetons. Ne t’inquiète pas. En plus, avec l’augmentation des cours de la Bourse, je continue à tirer un revenu de la petite rente que papa m’a laissée.
La mère hocha la tête. Après les années de misère de sa propre jeunesse, puis le travail acharné dans la boutique, la marchande voyait sa fille emménager à l’une des adresses les plus prestigieuses de la ville. Certains jours, le chemin parcouru lui donnait un petit vertige. Cela maintenait ses inquiétudes bien vives.
— Tu parles à ton frère fréquemment, je pense.
— Très régulièrement. Nous nous entendons toujours aussi bien, tu sais, même si je ne veux pas qu’il devienne mon propriétaire.
Son petit sourire visait à rassurer sa mère.
— Que penses-tu de son idée d’acheter cette part du magasin ?
Depuis deux ans et demi, elle posait la même question avec une lassante régularité, et sa fille donnait la même réponse sans faillir :
— À sa place, je me serais concentrée plutôt sur l’immobilier, mais nous savons toutes les deux que Mathieu n’est pas moi. C’est le fils de Thomas. Les circonstances de sa naissance lui donnent l’impression d’avoir un compte à régler avec l’existence.
— Je n’aime pas ça.
Thalie haussa les épaules, comme si son opinion, ou celle de sa mère, ne comptait pour rien. Pour rassurer cette dernière, elle ajouta toutefois :
— Mais le commerce se porte très bien. Mathieu reçoit des dividendes significatifs en janvier. Ils lui permettent de rembourser son emprunt, et ses honoraires suffisent à faire vivre sa petite famille.
Marie hocha la tête, à peine rassurée cependant. Elle se leva en disant :
— Gertrude est silencieuse depuis trop longtemps. Je vais aller voir dans la cuisine.
— Un instant, veux-tu ? Quand tu vois Mathieu seul à seul, lui poses-tu aussi des questions sur moi ?
— Mais bien sûr, ma petite. Tu crois que je t’aime moins que lui ?
— Non, maman, je n’ai jamais pensé cela.
Curieusement, la réponse l’avait tout de même rassurée.
*****
Fulgence avait été fidèle à la mission qu’il s’était lui-même imposée:
préparer
un
plan
de
redressement
des
ateliers de confection Picard. Le travail très soigné sous le bras, il se présenta le samedi suivant en après-midi pour le remettre à son patron.
Lorsqu’il rejoignit les locaux administratifs, plus nerveux que le soir de ses noces, il eut une première surprise. Depuis la guerre, une charmante jeune femme le recevait avec un sourire, et s’informait de sa santé et de celle de sa famille. Il gardait le meilleur souvenir des années de Flavie Poitras. Sa remplaçante, Georgette, se montrait aussi empressée. Mais son habitude de mâcher de la gomme, son incroyable audace de se teindre les cheveux et de les friser au
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