Eugénie et l'enfant retrouvé

point de ressembler à un mouton, sa grosse poitrine même : tout en elle lui paraissait insupportablement vulgaire.
    Son étonnement de ne pas la trouver devant lui fut si grand qu’il prononça :
    — Madame, je ne vous connais pas.
    — Moi non plus, monsieur. Mais comme vous arrivez à l’heure où j’ai placé un rendez-vous pour un certain Létourneau, je présume que vous êtes cet individu.
    Elle ne manquait pas d’un humour caustique. Il s’agissait d’une grande femme de quarante ans environ, très maigre.
    Son nez pointu, sa bouche mince et comme pincée ne plaidaient pas en sa faveur. Pourtant, personne ne doutait du caractère irréprochable de son travail.
    «Edouard doit vieillir, songea le visiteur. Il préfère maintenant la compétence à la beauté physique.» D’une certaine façon, cette réflexion allégea un peu sa nervosité.
    — Vous avez bien deviné, dit-il après un silence. Je suis Fulgence Létourneau. Nous aurons à nous croiser souvent, je dirige les ateliers.
    Elle se priva du plaisir de dire «Je sais». Déjà, les noms et les fonctions des principaux employés de l’entreprise lui étaient familiers. Elle accepta la main tendue en se levant.
    — Je suis Rita Faucher, la secrétaire de monsieur Picard depuis la semaine dernière.
    Ils restèrent empruntés pendant un instant, debout de part et d’autre du bureau.
    — Il est là ? demanda Fulgence.
    — Bien sûr, je vais voir s’il est prêt à vous recevoir.
    Bientôt, il s’avança dans la grande pièce de travail de son patron, accepta de s’asseoir sur la chaise qu’il lui désignait après une poignée de main. Il paraissait si mal à l’aise qu’Edouard demanda :
    — Vous semblez avoir des ennuis...
    — Une autre machine à coudre est tombée en panne lundi dernier. Le mécanicien a eu bien du mal à la remettre en route.
    «Et depuis, garda-t-il pour lui, la couturière a eu la bonne idée de se trouver un emploi ailleurs. » Comme le délabrement du matériel était connu des travailleuses de la ville, le recrutement du personnel devenait difficile.
    Dans ces conditions, le travail payé à la pièce se révélait trop aléatoire. La rémunération moyenne de ce secteur d’activité atteignait les treize dollars par semaine pour six jours de travail. Or, personne ne recevait une telle somme en travaillant aux ateliers Picard, même en allongeant les horaires.
    — Je me demande s’il vaut encore la peine de faire réparer ces vieux moulins à coudre, déclara le patron.
    La remarque parut pertinente, aussi le gérant s’empressa de dire :
    — Je suis bien de votre avis. C’est pour cette raison que je me suis donné la peine de préparer ceci. Vous ne me trouverez pas présomptueux, j’espère.
    Personne ne pouvait soupçonner ce petit homme effacé de présomption. Edouard réprima un sourire moqueur en acceptant le texte. Comme il faisait mine de le mettre dans son porte-documents, le visiteur poussa un peu plus loin l’audace :
    — Si vous voulez bien en prendre connaissance tout de suite. Quelques minutes suffiront. Nous pourrons en discuter ensuite.
    Ce fut en scrutant son employé avec un regard sévère que l’homme posa la dizaine de feuillets devant lui. Puis le titre sur la page couverture le fit ciller : « Plan de développement».
    Le
    document
    s’ouvrait
    sur
    un
    tableau
    montrant
    le déclin du taux de profit des ateliers depuis le début de la décennie. Ensuite, il se contenta de lire les intertitres:
    «Délabrement des machines», «Opportunité du marché de l’usagé », « Rythme de remplacement». En moins de cinq minutes, il complétait sa lecture du tableau financier, à la dernière page.
    Un moment, le marchand demeura songeur. Il regarda finalement son interlocuteur dans les yeux pour dire :
    — Monsieur Létourneau, voilà un bilan très lucide. Je vous en félicite.
    Un bref instant, Fulgence eut envie de sourire. Puis les yeux de son vis-à-vis le glacèrent, une main se referma sur son cœur.
    — Mais je ne partage pas du tout vos conclusions. Nous avons obtenu tout ce que nous pouvions de ces machines.
    C’est comme avec un vieux cheval épuisé : à la fin, quand on ne peut plus rien en tirer, on le cède à un fondeur pour deux dollars. Celui-là en fait une excellente colle.
    Le sens de la remarque paraissait échapper à son visiteur.
    — Ces machines valent leur poids de métal, rien de plus, précisa Edouard. Autant les vendre toutes et en rester