Eugénie et l'enfant retrouvé

connais pas aussi bien que toi, mais un pareil comportement me semble si peu correspondre au personnage.
    — Tu as donc eu l’occasion de le rencontrer, ces dernières années ?
    La femme affectait la plus grande surprise. L’arrivée bien opportune de Gloria avec un plateau permit à Elise de réfléchir à sa réponse. Elle prit l’initiative de verser elle-même la boisson chaude dans les tasses.
    — Si je me souviens bien, tu prenais du lait et un peu de sucre.
    — Maintenant, c’est beaucoup de sucre.

    Ce ne fut qu’après avoir avalé une gorgée que la visiteuse reprit le fil de la conversation.
    — Je vois Fernand quelques fois dans l’année. D’abord, il consulte mon père, puis il accompagne toujours les enfants aux visites médicales, non ?
    La réplique contenait un reproche implicite. Eugénie accusa le coup.
    — Personne n’est entièrement mauvais, dit-elle. Il paraît sincèrement attaché à ses rejetons.
    Ne pas utiliser le «nos», dans les circonstances, parut étrange.
    — Je le croise aussi dans les allées du parc des Champs-de-Bataille. Je marche alors toujours un peu en sa compagnie.
    Comme cela survenait au moins une fois par semaine durant la belle saison, tous les habitants du quartier devaient les avoir aperçus une fois ou l’autre ensemble.
    — Tu es aussi une adepte des longues marches ?
    La question sonna comme une accusation de péché mortel.
    — Cela permet de se dégager les poumons, de bien digérer, de se dégourdir les jambes. Puis nous avons la chance d’avoir un très bel endroit à deux pas de la maison.
    — Où tu te rends toujours avec mon mari ?
    Bien que formulée avec un sourire, la question s’avérait lourde de sens.
    — Depuis plus de dix ans, je n’attends plus la présence d’un homme pour m’occuper un peu de moi.
    La réponse n’en était pas une.
    — Je me sens un peu indiscrète de te demander cela, mais justement, depuis ton veuvage, tu n’as trouvé... aucune consolation ?

    — Dans une ville comme Québec, tu n’y penses pas. Il y a trop de femmes dont la fonction sur cette terre se limite à surveiller les autres pour les prendre en flagrant délit. Puis mon père n’a jamais eu de domestique masculin. Cela m’a privé de tout arrangement discret comme celui que tu m’as décrit.
    De la main, d’un geste vague, elle désigna la grande pièce, puis continua :
    — À ce sujet, tu veux dire que la jeune personne qui m’a ouvert tout à l’heure...
    — Gloria ? Grands dieux, non ! Tu as vu son allure, elle ressemble à une patère. Je l’ai justement choisie en fonction de son physique, pour que cela ne se reproduise pas. Mais tu as connu sa flamme, Jeanne. Elle a été au service de ma belle-mère pendant des années, avant de venir ici.
    — Oui, son visage me revient. A ce moment, nous nous voyions encore... Une jolie femme, si mon souvenir est fidèle.
    — Si on aime le genre paysan.
    — Oh ! Tu ne crois pas qu’en certains domaines, l’éducation offerte
    par
    les
    ursulines
    représente
    peut-être
    un
    handicap, pas un avantage ?
    Eugénie avala un peu de thé pour se donner une contenance à son tour. À sa grande surprise, la maîtrise de la conversation lui échappait maintenant.
    — D’un autre côté, continua son invitée, je conçois qu’un homme à l’allure un peu campagnarde comme Fernand ne puisse pas te plaire. Je me souviens de ton engouement pour ce jeune officier anglais, en 1908. Tu y penses, parfois ?
    Une main glaciale serra les tripes de l’hôtesse. Elise venait de bouleverser toutes ses assurances. Bien sûr, cette femme connaissait la conclusion de cet épisode. Fernand avait dû l’évoquer devant elle.
    — ... Non, jamais, murmura-t-elle.
    — Je me demande ce qu’il est advenu de tous ces superbes officiers. Je suppose que le tien, comme plusieurs autres, est mort à la guerre. La marine a subi des pertes terribles.
    Eugénie posa sa tasse sur la table, ferma les yeux.
    — Oh ! Je suis désolée, dit Elise, je suis là à parler, alors que la bonne a évoqué ton mauvais état de santé à mon arrivée. J’espère ne pas t’avoir fatiguée avec mon babillage.
    — Non, pas du tout.
    — Et je ne me suis même pas informée de ta situation.
    Tu continues de bien récupérer, j’espère.
    — ... Tu ne sais pas ?
    Le petit visage encadré de cheveux blonds tourné dans sa direction, elle la contemplait, sceptique.
    — Je sais que tu as subi la grande opération l’automne