Eugénie et l'enfant retrouvé

pas par quel bout commencer. Il plongea :
    — Eugénie a demandé au jeune Létourneau de me suivre. Il m’a filé jusqu’ici la semaine dernière, puis il s’est attaché à tes pas jusqu’à ta porte.
    — Tu veux dire que...

    — Eugénie connaît enfin les réponses à ses questions.
    Jamais le notaire n’avouerait à sa maîtresse avoir provoqué les confidences.
    Sa
    colère
    contre
    Eugénie
    l’avait
    amené à faire une succession de gestes douteux. Maintenant, Élise imaginait sans doute que son ancienne compagne de couvent la dénoncerait sur le parvis de l’église Saint-Dominique. La malade trouverait certainement en elle la force de le faire.
    Fernand essaya de la rassurer :
    — Elle ne peut pas faire d’esclandre. Impossible pour elle de jouer à l’oie blanche. Evoquer la faute des autres l’exposerait à voir la sienne révélée.
    — Mais toi, dénoncerais-tu cette naissance illégitime sur la place publique pour te défendre d’une accusation d’adultère ?
    La femme ouvrit de grands yeux inquiets. Au-delà de sa réputation perdue, elle ne souhaitait pas voir son amant se livrer à de pareilles bassesses. Celui-ci comprit très bien son trouble.
    — Non, je ne ferais jamais cela. Mais elle se taira, je pense.
    Cet enfant disparu fut la cause de son mariage avec moi.
    Cette union était une façon de sortir de sa demeure et, peut-
    être, de se venger sur moi du mal qu’on lui avait fait. Je ne peux croire que maintenant elle voudra encore me détruire.
    Le notaire avait l’habitude des personnes confrontées à une mort prochaine. Celles-ci misaient sur des papiers en règle pour préserver au mieux leur descendance des mauvais coups du sort. La plupart souhaitaient faire la paix avec leurs semblables et partir en toute sérénité.
    Son épouse comptait-elle parmi ces sages ? Elise exprima son scepticisme :
    — Dans son état, elle nous a fait espionner. Crois-tu qu’elle souhaitait ensuite nous adresser ses vœux de bonheur ?
    Son amant secoua la tête de droite à gauche. Lui-même venait de repousser cette possibilité.
    — Alors pourquoi présenter le fils à sa mère ? insista-t-elle.
    — Je suis un éternel sentimental. Je m’imaginais que si permettais à ces deux-là de se côtoyer, l’instinct maternel ferait le reste.
    — Tu as plus d’instinct maternel que dix Eugénie, et un instinct paternel au moins aussi grand.
    La remarque lui tira un sourire reconnaissant.
    — Mais tu ne m’as pas expliqué, continua-t-elle.
    — J’étais tellement en colère contre elle, et contre ce trou-du-cul qui tentait de me faire chanter. Puis, toutes les remarques mesquines encaissées au cours des ans... Je ne suis pas un saint, tu sais.
    Après une hésitation, Fernand précisa :
    — Même en train de mourir, sort désir de nous blesser l’a aveuglée au point de ne pas reconnaître son fils. Et ce gamin qui a eu un bon père adoptif paraît résolu à trouver la cane aux œufs d’or dans une maison de la Haute-Ville.
    Un bref instant, leur mettre le nez dans leur fange m’a fait du bien.
    Élise hocha la tête. Cet homme vivait sous une tension continuelle. C’était sa façon de sortir de ses gonds.
    — Maintenant, confessa-t-il, je réalise avoir commis une gaffe. J’ai trahi le secret professionnel pour une satisfaction si fugace... À présent, qui sait combien de portes Létourneau voudra défoncer ?
    Le garçon, tenaillé par le sentiment d’avoir subi un préjudice, pouvait bien faire le tour de la Haute-Ville pour réclamer réparation. Édouard Picard recevrait sans doute le premier la visite du jeune homme en colère.
    Élise quitta son fauteuil pour lui tendre la main.
    — Viens.
    — Je ne sais pas...
    — Nous avons déjà trop perdu de temps avec eux.

    *****
    — Qui?
    La question suivait un très long silence. Jacques demeurait toujours debout au pied du lit. Eugénie, la tête posée sur le matelas, gardait les yeux fermés.
    — Cela ne te donnera rien de le savoir.
    — J’en ai le droit.
    Cette incantation revenait sans cesse dans sa bouche.
    — ... L’été de 1908, les rues de Québec débordaient de marins britanniques. Toute la flotte de l’Atlantique Nord séjournait dans la rade. Cette année-là, tu sais, c’était le tricentenaire.
    — Je sais, fit le garçon d’une voix excédée.
    Il ne souhaitait pas entendre un long exposé sur ces célébrations. La génération précédente ne tarissait pas de bons mots en se remémorant