Eugénie et l'enfant retrouvé

n’ouvrit pas la bouche.
    — Mais c’est une si grande surprise pour moi, confia-t-elle.
    L’été passé, j’ai été touchée par votre relation avec votre père. Vous paraissiez toujours en grande conversation.
    — Avec la fermeture des ateliers, nous étions tous les deux très préoccupés.
    La jeune femme secoua la tête. Pareille explication ne la convainquait pas.
    — Mon père s’est déjà retrouvé sans emploi, dit-elle. Il n’en parlait à personne, encore moins à mes frères. Vous vous entendiez très bien avec lui.
    Jacques hocha la tête. A l’adolescence, il avait ressenti une certaine honte d’avoir un être si faible comme père.
    Pourtant, cela ne l’avait pas empêché de lui exprimer toujours la plus
    grande
    sollicitude.
    Au
    fond,
    il
    cherchait
    à
    compenser un peu la brutalité de sa mère.
    — Et puis, malgré ce que vous disiez tout à l’heure, vous ressemblez à votre mère... dans une version plus mince, bien sûr ! Ce n’est pas seulement les cheveux, mais aussi les traits, et quelque chose dans l’attitude.
    — Elle m’a confirmé que je viens d’une autre famille.
    De la Haute-Ville, en plus !
    La voix trahissait le plus grand dépit. Elle le regarda longuement. Le jeune homme finit par avouer:
    — Cela me met dans une telle colère. L’un de ces richards s’est débarrassé de moi. Il m’a privé de tous les avantages de vivre là-haut.
    — Même là, tout le monde n’est pas si riche.
    — Quand les pauvres abandonnent des enfants, ils les mettent à la porte de la maison des sœurs de la Providence.
    Je suis allé voir le notaire qui a arrangé l’affaire avec mes parents. Il habite une immense maison dans la rue Scott, plus grande encore que celle du curé !
    Pour lui, cela représentait un niveau de richesse inimaginable.
    — Cela signifie qu’un bourgeois s’est débarrassé de moi, conclut-il.
    — Quand les gens en viennent à cette extrémité, murmura la jeune femme, ils n’ont pas le choix. Aucune femme ne choisit d’abandonner son enfant à la légère.
    Sa mère, son confesseur et même les religieuses, quand elle avait fréquenté le couvent pour le cours complémentaire, insistaient tellement sur les risques de se retrouver avec un «paquet» si on laissait les garçons arriver à leurs fins. Deviner le sort de la mère de son compagnon, vingt ans plus tôt, ne présentait aucune difficulté.
    — Au lieu d’avoir droit au mode de vie confortable de ces gens, insista-t-il, j’ai vécu dans ce milieu minable toutes ces années, et je suis condamné à y rester !
    Germaine comprit le sens de sa colère : il se voyait privé de son héritage, tout simplement. Cette famille cossue, dont la fille s’était retrouvée enceinte, il en aurait fait partie, si un mariage avait précédé sa naissance.
    — Vous avez vécu très bien... souffla-t-elle. Bien mieux que moi, en tout cas.
    Toute sa vanité lui sautait aux yeux. Au lieu de se réjouir de sa chance, engoncé dans son uniforme de collégien, ce garçon pleurnichait sur le confort, la richesse qu’il pensait avoir perdus.
    — ... Dans une certaine mesure, vous avez raison, admit-il. Mais si vous aviez été avec moi dans la grande maison de ce notaire, vous conviendriez que j’ai eu un tout petit morceau de ce qui me revenait par la naissance.
    Raconter tout cela à une fille d’ouvrier manquait totalement de tact. Elle aussi aurait aimé faire autre chose de son existence que de commencer à quinze ans à vendre des vêtements pour enfant, six jours par semaine. Et encore, elle était chanceuse de ne pas avoir commencé dès douze ans comme certaines autres.
    — Je compatis de tout cœur avec vous, dit-elle en se dressant à demi. Maintenant, allez-vous me laisser encore huit semaines sans donner signe de vie ?
    L’aspérité du ton le prit par surprise.

    — Je m’excuse, mais dans ces circonstances... je ne voulais voir personne.
    — Et maintenant ?
    — Actuellement, ma mère gagne sa pitance en ouvrant la maison à deux inconnus. Puis, bientôt le temps deviendra exécrable, et je n’ai même pas l’argent pour vous payer le cinéma.
    Lassée de l’entendre pleurer sur lui-même, elle se leva tout à fait.
    — Vous savez, je n’ai jamais compté sur vous pour entrer au Palais Royal. La seule question importante est de savoir si vous voulez y venir avec moi ou non.
    Jacques Létourneau se leva avec empressement.
    — Oui, cela me plairait.
    — Il aurait fallu me le