Ève
Ton fils Caïn n'a pas fermé les yeux sans amour. Awan l'a fait porter loin à l'ouest du pays de Nôd. Tout près du fleuve Sihon où ton fils Seth nous a sauvés de la noyade. Elle a veillé sur sa tombe pendant plus de deux lunes. Et quand elle est revenue dans la cour de Lemec'h pour nous dire adieu, je lui ai tenu la main lorsqu'elle a été rappelée par Élohim. Elle s'était allongée sur la murette de la cuisine où elle avait cuit les galettes de Caïn à leurs premiers jours dans Hénoch. En fermant les yeux, elle a repensé à ce qui les avait noués, ton fils et elle. Elle a murmuré des mots que je n'ai pas oubliés.
Ma mère Tsilah avait conquis toute l'attention d'Ève. Elle ne résista pas au plaisir d'en profiter un peu. Elle se tut soudain, comme attendant la permission de poursuivre.
— Eh bien ? Parle donc ! gronda Ève. Qu'a-t-elle dit ?
— Elle a dit : « Ô Élohim, Tu as condamné, mais Tu n'as pas empêché ! »
— Elle n'a pas prié, elle n'a pas supplié ?
— Non.
Un curieux sourire apparut sur la belle bouche d'Ève. Amer et fier à la fois.
— Oui, approuva-t-elle, après avoir clos les paupières un instant, oui, elle ne lui a pas cédé, tout YHVH qu'Il soit. Nous, ses premières créatures, ne sommes pas soumis à Sa volonté mais à la même loi que Lui. C'est bien qu'Awan se soit présentée devant Lui comme elle le devait.
Ses yeux restèrent secs. Sa tristesse, trop vieille, trop immense, se passait de larmes. Ceux d'Hénoch ne dirent plus un mot. Patients, ils la laissèrent revisiter des souvenirs d'un temps hors leur temps.
Brisant le recueillement, Hannuku s'exclama :
— Grande-Mère... Pardonne-moi ! Ô Ève, ne veux-tu pas nous parler du jardin de l'Éden ? Seth nous en a dit un peu. Cela donnait tant envie ! Mais lui, il ne l'a pas connu personnellement.
Ève fixa Hannuku.
— Tu as raison, Seth mon fils n'a pas connu comme moi le jardin de l'Éden.
Il y a parfois des larmes dans un sourire. Le sourire d'Ève en était rempli :
— Il est comme vous, mon Seth, il ne fait que rêver de l'Éden.
Ses yeux coururent sur les visages qui lui faisaient face. On eût dit qu'elle avait été tirée de sa torpeur, qu'elle s'en extirpait avec un peu de surprise et de lassitude. Un peu de pitié, aussi. Elle opina :
— Mais oui, bien sûr ! Vous êtes venus dans cette cour pour cela, pauvres gens d'Hénoch. L'Éden, l'Éden ! Le jardin d'Adam et d'Ève. Tout savoir sur ce jardin de la faute, comme l'appelle notre fils Seth. Vous êtes venus m'interroger ! Et vous avez raison.
Elle se tourna vers moi, me fixa comme si, par-dessus tous les autres, ce n'était qu'à moi qu'elle voulait s'adresser et qu'elle réclamait toute mon attention. Elle ajouta :
— Il est temps que cela soit dit.
Son charme et sa beauté lui revinrent. Elle se redressa, nous offrant son sourire si particulier, si envoûtant. Ce sourire qui aujourd'hui me manque tant.
9
— Mon Seth est rude mais il ne ment pas, nous dit-elle. Il ne dissimule pas. Il est vrai que ce jardin de l'Éden, il ne l'a jamais connu. Et il le regrette terriblement. Il n'est pas le seul. Ainsi que des générations après lui, il en parle comme s'il y avait passé des ans et des ans. Non. Au contraire. YHVH m'a donné Seth à enfanter ici, dans cette hutte que vous voyez là-bas.
Elle désigna la petite pièce où je m'étais réveillée sous son regard le matin même.
— Quand il est né, l'Éden n'était plus, reprit-elle, et cela depuis des centaines d'années. Trois ou quatre centaines, au moins. Mais son père Adam lui en a fait tant de merveilleuses descriptions dès son enfance ! Dans l'Éden, tout était beauté et perfection, lui racontait-il du matin au soir. L'eau y était pure, les fleurs incomparables, les fauves tendres, les fruits sucrés et la lumière transparente. Lui-même, Adam, et selon la volonté de YHVH, y était si absolument le maître de toute chose ! Le souffle de l'air lui y était aussi soumis que l'humeur des bêtes ou la tombée des plumes de pigeon. Sa propre perfection égalait celle qui l'entourait. Peut-être sa perfection égalait-elle celle de YHVH, son créateur. Il le croyait un peu, mon Adam...
Ève se tut un moment, puis laissa échapper un soupir profond, presque triste, qui me serra le cœur
— Voilà le rêve de Seth, reprit-elle. Il croit en un Éden parfait où son père Adam, reflet parfait de YHVH, régnait sur la
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