Ève
pour le bonheur qu'Il te procurait ?
Au contraire d'Ève, Adam débordait de colère :
— Ah ! Cela suffit ! Cela suffit ! Je ne veux plus t'entendre, femme !
La rage brûlait ses yeux. Ou était-ce des larmes ?
Il tourna sa fureur contre Seth :
— Je te l'avais dit, fils : ne me fais pas sortir de mon jardin ou je ne verrai et n'entendrai que des horreurs. Eh bien voilà. C'est fait.
Il s'écarta d'Ève, agrippa le bras de Seth pour l'entraîner derrière lui :
— Viens, fils. Allons nous purifier de toute cette fiente. Allons prier et saluer YHVH.
Ils firent quelques pas. Puis Adam se retourna d'un bloc, le doigt pointé sur la poitrine d'Ève :
— Femme, tu mens à ceux d'Hénoch comme tu m'as menti ! Mais ils aiment ça, aucun doute. Le mensonge, ils l'ont dans le sang depuis que Caïn est sorti de tes cuisses.
Cette fois, il n'attendit aucune réponse. Il s'enfuit à grandes enjambées vers la porte de son jardin, comme s'il fuyait le courroux de YHVH. Seth le suivit, sans un mot ni un regard pour sa mère.
Ève se tourna vers moi. La tristesse lui mangeait le regard comme les puits mangent le soleil. Aujourd'hui, il ne s'écoule pas un jour sans que je regrette de n'avoir pas su soulager sa détresse en la serrant contre moi comme la sœur que j'aurais dû être.
Je n'ai pas osé. Quelle sottise !
En retrait, ceux d'Hénoch se tenaient cois, emplis de gêne, accablés par cette dispute des Ancêtres. Honteux, aussi, comme je l'étais, et cependant sans en connaître la raison.
Ève le devina, comme elle devinait tout. Elle déclara :
— Pour une fois, Adam dit juste. Les mots et les cris, cela suffit pour aujourd'hui.
Sans perdre un instant elle se dirigea vers la porte du mur donnant sur le fleuve Gihon, leva un bras après quelques pas pour lancer, sans se retourner :
— Gens d'Hénoch, si l'envie de m'écouter ou de m'interroger vous tient encore, demain, je serai sous ce tamaris. Tôt le matin.
10
On se retrouva entre nous, gens d'Hénoch, dans la cour vide. Seuls des oiseaux et du petit bétail y allaient et venaient, picorant et paissant. La dispute entre Ève et Adam nous laissait silencieux. Leur éloignement rageur et violent nous déconcertait.
Mais aussi, il y avait autre chose.
On s'observa les uns les autres. Et je sus que, maintenant, il y avait eux, et il y avait moi.
Je voulus aller vers eux, leur demander où ils avaient dressé leurs tentes, s'ils avaient besoin de nourriture ou de linge que certainement Ève leur donnerait. À mon mouvement, ils s'écartèrent. À présent, ils connaissaient la prédiction de la Grande-Mère Awan. Et depuis qu'ils m'avaient vue au côté d'Ève, ils comprenaient que notre étrange ressemblance était la confirmation de ce qui adviendrait. Du drame et de l'injustice qui les anéantiraient, et dont j'étais l'incarnation.
D'un coup, toute notre vie commune à Hénoch s'effaça. Les dangers que nous avions affrontés ensemble ne comptèrent plus, la complicité que nous avions tissée durant notre marche s'effilocha, l'affection qui nous avait unis s'estompa comme une empreinte sur le sable.
Ma mère Tsilah me sourit à peine avant de détourner la tête. C'était l'un de ces sourires que l'on a dans l'adieu, où le noir des pupilles dit ce que les lèvres ne peuvent prononcer. Et ce qu'elle me disait, je l'entendais comme un cri : « Je ne peux plus être avec toi, ô Nahamma, ma fille bien-aimée ! Tu es la survivante et moi, femme de Lemec'h, je suis celle qu'Élohim effacera pour purifier Sa création... »
Lekh-Lekha posa une main sur le bras de ma mère Tsilah et l'entraîna loin de moi. Hanina esquissa un geste dans ma direction. Elle ne l'acheva pas et s'empressa de me tourner le dos, comme Yohanan, Hannuku, Erel et An-Kahana.
Sans doute aurais-je dû leur prendre les mains et dire ma compassion. Mais le poids du remords me saisit. Leur dédain disait une vérité si outrageante !
Tant de choses m'étaient advenues depuis la veille, ma rencontre avec Ève m'avait apporté tant de joie que j'en avais oublié le châtiment qui pesait sur les miens.
Et n'avais-je pas, depuis le matin, pensé moult fois au visage et à la voix de Noah, rêvassant comme une sotte au bonheur futur, comme si mon avenir, lui, était assuré ?
La honte me mordit les reins. Je m'enfuis et allai me cacher dans cette petite hutte où Ève avait enfanté Seth. Je m'y jetai dans l'ombre.
J'aurais
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