Fatima
soupira Bilâl, son noir visage comme gris de poussière. Et nous, nous avons gardé les nimcha dans nos fourreaux. À quoi bon se battre pour perdre ?… Quand Yâkût nous a poussés hors de la maison, ses mercenaires déposaient déjà une nouvelle pierre pour Al’lat dans la cour. Les servantes y préparaient les offrandes, tandis qu’Abu Lahab jetait le corail d’Hobal sur la couche du vieil oncle.
— Abu Lahab aura ameuté Abu Sofyan et toute leur clique pour aller gémir et tourner comme des vieilles femmes autour de la Pierre Noire, gronda Abdonaï. Et jusque dans les montagnes on les entendra hurler que nous sommes des démons.
Le désir d’abattre une fois pour toutes son neveu Muhammad poussa Abu Lahab a plus d’audace encore.
Le soleil était au zénith quand il se présenta en personne à la porte bleue, accompagné de Yâkût al Makhr et d’hommes en armes.
Des battements contre l’huis et les appels des serviteurs firent bondir Fatima hors de sa couche. Elle sautilla jusqu’à la cour, se retenant aux murs. Son père était debout sous le tamaris, où il avait passé la matinée en compagnie d’Ali, qui lui lisait un vieux rouleau tiré de la bibliothèque du sage Waraqà.
Il n’était nul besoin de voir le visage d’Abdonaï et ses mains levées vers le ciel pour deviner qui se présentait à la porte.
— Laisse entrer le fourbe. Lui, et aucun autre, ordonna Muhammad.
Puis il referma la main sur l’épaule mince d’Ali. La voix basse et ferme, il lui intima de demeurer calme et silencieux :
— Écoute, mais ne te sens pas souillé par ce que tu entendras. Et les mots en réponse, c’est moi qui les prononcerai.
Vivement, Abdonaï disposa des serviteurs munis d’une lance de part et d’autre de la porte, puis il fit retirer la poutre traverse qui la maintenait close. Quand elle grinça sur ses gonds, il se plaça sur le seuil, son poignet de cuir dressé contre sa poitrine, sa main valide refermée sur son poignard de ceinture. Abu Lahab se tenait trois pas derrière Yâkût al Makhr. Un jeune esclave noir maintenait trois palmes au-dessus de sa tête pour lui faire de l’ombre. Une escorte de mercenaires les suivait.
Abdonaï ne leur céda pas le passage ni ne croisa le regard de Yâkût. Avec autant de calme que s’il s’agissait d’une visite amicale, il salua Abu Lahab et annonça :
— Mon maître t’attendait. Mais des hommes en armes ne sont pas nécessaires à un oncle voulant parler à un neveu qui ne possède pas même une lame à sa ceinture.
Sa voix teintée de raillerie et ses yeux de mépris, Abu Lahab ne put les ignorer. Sa bouche molle esquissa un sourire de dédain. D’un signe, il commanda à Yâkût de demeurer en arrière. Abu Lahab s’avança dans la cour, seulement suivi de son esclave porteur de palmes.
Malgré la chaleur, il était vêtu d’une double tunique brodée de lacets d’or, de celles que l’on exhibait les jours d’apparat. Il s’était couvert les épaules d’une cape cousue de parements d’argent où se balançaient des amulettes de corail. Une ceinture tissée de bleu et de rouge recouvrait son ventre rebondi. Sur le côté droit, de petites billes d’or retenaient le fourreau d’un poignard à manche de corne. Mais déjà, sous le feu du soleil, Abu Lahab supportait difficilement cette vêture. Malgré l’ombre que lui faisait son petit esclave, la sueur gouttait sur son front, souillant son chèche d’une tache humide et ruisselant sur sa face ronde et grasse.
Le manteau drapé sur le bras, Muhammad le laissa approcher jusque sous le tamaris. Lorsqu’Abu Lahab s’immobilisa à cinq pas de lui, il n’eut pas un geste de salutation. Il demeura bien droit, les traits paisibles et attentifs. Visiblement décontenancé, Abu Lahab hésita, comme s’il attendait une parole de son neveu. Puis, d’un geste nerveux, du bout de ses doigts boudinés, il essuya la sueur de son front et de son nez, sécha ses mains à un pli de sa cape. Enfin sa voix grinça, violente :
— Neveu… Neveu… Ton oncle, mon frère, Abu Talib Abd Manâf ibn Abd al Muttalib, est mort.
Abu Lahab se tut. Respirant fort, la poitrine agitée, il scruta le visage de Muhammad dans l’attente d’une réplique. Celle-ci ne vint pas. Les traits de son neveu tant détesté demeurèrent impassibles. Abu Lahab serra alors ses poings courts et larges et les agita en direction de Muhammad.
— Et pendant qu’il mourait,
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