Fatima
sbires, Muhammad ordonna aux servantes de frotter à grande eau, et avec de la cendre fine, le pied du tamaris où l’immonde oncle avait craché.
Mais les cris et les obscénités d’Abu Lahab planèrent longtemps dans l’air surchauffé de la cour. Tout l’après-midi, allongée sur sa couche et bouleversée de dégoût, Fatima crut les entendre résonner dans le grand silence qui maintenant pesait sur la maison.
À l’approche du crépuscule, l’air brûlant de Mekka réverbéra soudain le son des prières pour l’âme d’Abu Talib que les puissants conduisaient dans la Ka’bâ. Fatima avait souvent assisté à cette cérémonie païenne, avant que son père ne soit devenu le Messager du Rabb Clément et Miséricordieux. Il lui suffisait de fermer les paupières pour voir la moitié des clans du Hedjaz défiler derrière Abu Lahab et Abu Sofyan. Marmonnant, psalmodiant, ils tournaient et tournaient autour de la Pierre Noire, déposaient des offrandes sous l’énorme statue de bois d’Hobal et sur les bords de la source Zamzam. Les voix fortes des hommes vibraient comme des coups contre les murs de l’enceinte. Sur les côtés, la tête recouverte d’un voile épais pour la circonstance, les femmes lançaient des cris perçants, déchirant l’air comme des flèches. Ces cris, les disciples d’Hobal, d’Al’lat, d’Awtas, de Suwa, d’Al-uzâ, de Nasr, de Wadd et de quantité d’autres déesses et dieux du désert les croyaient capables d’atteindre le monde invisible où reposaient les défunts.
C’est le moment que Muhammad choisit pour ordonner à Bilâl de sonner sa trompe de corne. Ce signal appelait la maisonnée à se réunir sous le tamaris enfin purifié. En ce jour troublé, le vieux Waraqà, que l’on n’avait pas vu hors de son étroite cellule depuis qu’il s’était ployé sur la tombe de Khadija, approcha comme les autres, à pas lents et précautionneux, soutenu par Zayd.
Un instant plus tard, ignorant le vacarme provenant de la Ka’bâ et qui bourdonnait telle une menace sur les toits de la maison, ils se prosternèrent devant leur Rabb Clément et Miséricordieux dans la prière du coucher du soleil.
Une prière qui fut brusquement interrompue.
Une fois encore, il y eut des cris et des coups à l’entrée.
Les serviteurs se précipitèrent. L’un d’eux revint en courant sous le tamaris, chuchota à l’oreille de son maître.
Ce fut la stupeur. Deux des soeurs de Fatima, Ruqalya et Omm Kulthum, étaient là, dans la ruelle, suppliantes, couvertes de poussière autant que si elles avaient traversé une ravine. Une poignée de servantes et deux ânes les accompagnaient, les bâts chargés de coffres mal fermés et de panières débordant d’ustensiles de cuisine.
Chacun s’empressa à la porte. À peine fut-elle entrouverte qu’Omm Kulthum et Ruqalya s’engouffrèrent dans la cour.
— Père ! Père ! Père ! s’écrièrent-elles, s’effondrant à ses pieds, saisissant ses mains, les baisant, les inondant de larmes.
Leurs sanglots et leurs cris les empêchaient de prononcer la moindre parole compréhensible. Avec une grimace, Fatima les observa se livrer à leur douleur, alors que toutes les femmes de la maison les choyaient, les couvrant de caresses et de mots de réconfort. Enfin Ruqalya articula :
— Nos époux nous ont jetées à la rue ! Ils ne veulent plus de nous ! Ils disent que nous sommes…
Ni l’une ni l’autre n’osa formuler le mot terrible devant leur père. À nouveau reprirent les gémissements et les sanglots. Omm Kulthum, la plus jeune des deux, la moins jolie mais la plus ronde, comprima à deux mains sa forte poitrine. Levant les yeux vers Muhammad, elle balbutia :
— Utaybâ, mon époux, a dit que je souillais sa cour. Utbal a dit la même chose à Ruqalya. Mais leurs paroles ne naissent ni de leur coeur, ni de leur tête. C’est leur père, ce grand scorpion d’Abu Lahab, qui les met dans leur bouche. J’ai eu assez souvent mon époux dans ma couche pour savoir ce qu’il pense de moi !
Ruqalya approuvait les propos de sa soeur avec de petites inclinaisons du front. Déjà ses larmes séchaient. Sous les sanglots, elle semblait plus sereine qu’Omm Kulthum et guettait l’humeur de leur père. Ruqalya avait presque deux années de plus qu’Omm Kulthum et huit ans de plus que Fatima. Elle avait toujours montré beaucoup d’assurance. Surtout, sa beauté était célèbre dans Mekka. Trop souvent à son
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