Fatima
goût, Fatima avait entendu les servantes chuchoter leur envie de lui ressembler. Et autant de fois lui étaient revenues les rumeurs des passions qu’elle déchaînait chez les fils des puissants de la mâla.
— Omm Kulthum a raison, fit-elle en baisant cérémonieusement les mains de Muhammad. Cela fait dix nuits que mon époux n’a pas franchi le seuil de ma chambre, et il ne m’adresse plus la parole. Aujourd’hui, alors que le soleil venait de passer le milieu du jour, son père Abu Lahab est arrivé dans notre cour, écarlate et s’étouffant de fureur. Il est venu devant ma porte et a crié : « Qu’elle parte, qu’elle parte ! Qu’elle rejoigne son père le blasphémateur et n’offense plus notre vue… »
De manière inattendue, Muhammad sourit. Il attira ses filles à lui et leur baisa le front. Avec des mots doux, il leur assura qu’elles étaient les bienvenues. Leur répudiation ne leur serait pas comptée comme une faute.
— Les fils ibn Lahab ne sont que des païens. Ils ignorent qu’ils viennent d’accomplir la volonté d’Allah le Clément. Leur sang est tout aussi corrompu et voué au malheur que celui de leur père. Que serait devenue notre descendance, née d’une telle engeance ? Allah vous en libère, et moi je vous préfère mille fois dans ma maison que sous le poids de ces fils de Baal.
Après quoi, il les confia à Ashemou afin qu’elle les installe dans leur ancienne chambre de filles.
La nuit était tombée. La cour s’était vidée et le silence, de nouveau, pesait sur Mekka comme sur la maisonnée. Entre les maigres halos lumineux des lampes à huile que la brise troublait sans cesse, les ombres demeuraient chargées d’une humeur inquiète.
Des chuchotements et des rires étouffés revinrent dans le quartier des femmes, et durèrent longtemps. Captivant les servantes, et peut-être bien Ashemou elle-même, Ruqalya et Omm Kulthum racontaient avec une multitude de détails les bonheurs, les déceptions et les dernières heures de leur vie d’épouse.
Fatima les écoutait, recroquevillée dans un coin, ne cachant pas son dédain et son agacement. Il n’y avait, hélas, rien de bien nouveau dans ce flot de bavardages. Ses soeurs demeuraient absolument sans conscience de la bataille dont elles avaient été, pour un court moment, le simple enjeu. À les entendre, à subir leurs plaintes, leurs grimaces et leurs gloussements ridicules, on aurait pu croire qu’elles ignoraient tout de la lutte fratricide qui opposait leur père aux malfaisants.
Fatima songea à se réfugier dans sa chambre, mais la fatigue et la douleur de sa cheville la firent s’allonger simplement sur les coussins de la pièce commune. Elle commençait à s’endormir lorsque le rire pétillant et incongru de Ruqalya sonna comme une provocation et la fit se redresser.
— La vérité, disait sa soeur, c’est que je suis soulagée. De mon époux, j’étais dégoûtée. Jamais je ne l’ai trouvé beau comme doit l’être le bien-aimé d’une belle femme. Il a sept ans de plus que moi et paraît presque aussi vieux et gras que son père. Sa sueur est aigre. Son haleine, mieux vaut l’oublier. Dans la couche, il ne sait quoi faire. Il s’ennuie dès qu’il y a deux vêtements à défroisser et une ceinture à dénouer. Tout vient et passe sans que l’on ait le temps de s’apercevoir de rien. Ce qu’il aime, c’est la chair molle des vieilles servantes. Elles lui rappellent les tétons de sa mère. Oui, la vérité, c’est que j’ai ressenti un grand soulagement quand son père m’a dit : « Va-t’en, Va-t’en !» C’était comme si notre Rabb Clément et Miséricordieux exauçait mon voeu le plus cher.
Ruqalya roucoula encore, masquant son rire de ses doigts fins. Les servantes, ravies, singèrent ses mimiques lamentables. Ashemou, qui savait ce qu’en pensait Fatima, coula un regard apaisant dans sa direction.
Mais Ruqalya n’en avait pas fini :
— La vérité, répéta-t-elle sans plus rien masquer de son excitation, la vérité, c’est aussi qu’il y en a un dans Mekka qui viendra dès demain me demander pour première épouse à notre père.
Un grondement extasié jaillit des lèvres des servantes. La lumière minuscule de l’unique lampe à huile qui brûlait encore était moins brillante que leurs yeux.
— ‘Othmân ibn Affân ! lâcha Ruqalya dans un petit cri victorieux. C’est lui que vous verrez bientôt dans notre cour.
Des « oh » et
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