Fatima
ajouta :
— La vieille Haffâ m’a donné de quoi soigner Abu Talib. Des baumes qui apaisent la douleur mais ne repoussent pas la mort. Cette nuit ou demain, c’en sera fini…
Il se tut un instant, observant ses mains, pensif.
— Après qu’on lui eut changé ses pansements, j’ai donné à boire au vieil oncle une potion de Bédouins. Cela lui a fait du bien. Il a parlé de nouveau. Il a dit à notre père et à Ali : « Si votre dieu est Dieu, alors Il sait ce que j’ai fait de ma vie et pour la vôtre. Il peut le juger. Je ne Le crains pas. Et pour le reste, Al’lat et Hobal m’ont toujours soutenu. Pourquoi demander à un vieux comme moi de renier ce qui l’a tenu debout toute son existence ?» Ensuite, il a fermé les yeux et s’est tu. Ali a eu beau le supplier, plus un mot. Il doit se taire encore. Non, Fatima, même notre père ne parviendra pas à lui faire renier ses faux dieux.
Zayd enfouit son visage dans ses belles mains de scribe et soupira encore :
— Et demain, devant la Ka’bâ, Abu Lahab criera que notre père envoie son oncle en enfer…
L’épuisement et l’inquiétude le vieillissaient. Dans son intonation perçait une tendresse pleine de respect. Pour la première fois Fatima perçut le doute qui tourmentait Zayd. Ce n’était pas difficile. Elle ressentait la même chose. Et il avait raison. C’était évident. Oui, demain, les mauvais n’auraient que cette histoire en bouche. Muhammad le Fou deviendrait Muhammad le Sans-Coeur, pas même capable de recommander à son Dieu prétendument Clément et Miséricordieux celui qui l’avait aimé comme un père, protégé et guidé quarante années durant. Oui, voilà ce qu’on entendrait : Muhammad le Fou avait le coeur aussi noir et dur que le basalte du jabel Umar !
À l’horizon, une barre pourpre annonçait le jour. Une nuit venait de s’effacer. Et peut-être même, pensa Fatima, son enfance.
Zayd se leva pour rejoindre sa petite chambre. Soutenant la portière de toile, avec ce qu’il put de légèreté, il précisa :
— Ah, j’oubliais : la vieille Bédouine a dit que tu ne devais pas lui rendre la mule avant de pouvoir bien marcher. « Sinon, à quoi bon ? Il faudrait lui prêter une autre bête pour qu’elle s’en retourne chez elle. »
Et il ajouta, avec un brin d’ironie :
— Avec sa bouche sans dents, quand elle rit, elle fait peur.
La mort d’Abu Talib
Et cela se déroula ainsi que Fatima et Zayd le craignaient.
Au petit matin, une nappe sombre couvrait encore la ville quand Muhammad et Ali, sous la protection d’Abdonaï et de Bilâl, revinrent enfin de chez Abu Talib.
Une lampe tremblante à la main, Fatima et Ashemou, qui ne parvenaient pas à trouver le sommeil, accoururent. Ce fut Abdonaï qui donna la nouvelle :
— L’oncle se meurt. Les baumes et les potions ne le retiendront pas parmi nous.
Le vieux Perse se tut, comme s’il n’y avait rien de plus à dire, et passa une main sur ses traits fatigués. Malgré la mauvaise lumière, il devina le regard de Fatima fixé sur lui.
— Je sais ce que tu penses. Mais ton père sait ce qu’il doit faire. Il connaît son chemin, et il n’y en a qu’un.
— Et Ali ? demanda Fatima.
— Ali a choisi, lui aussi.
D’un mouvement de son poignet de cuir, Abdonaï désigna la chambre qui, pendant des années, avait été celle de sa maîtresse bien-aimée. C’était là que Muhammad, depuis la mort de Khadija, se recueillait et priait, quand il n’éprouvait pas le besoin d’aller visiter la grotte de Hirâ. Les fentes de la vieille porte de bois laissaient filtrer la lueur ocre d’une lampe.
— Ali est là avec ton père, ajouta Abdonaï. Ils prient et demandent conseil à notre Rabb Clément et Miséricordieux.
Sans un mot de plus, Abdonaï s’éloigna. Son pas était celui d’un homme fourbu.
Fatima et Ashemou se recouchèrent, le coeur gros, prenant soin de ne pas déranger la tante Kawla.
— À quoi bon l’éveiller ? murmura Ashemou. Elle peut dormir encore un peu. Pendant qu’elle dort, elle n’est pas triste. Mieux vaut qu’elle reprenne des forces. Elle en aura bien besoin pour la journée de demain.
Mais alors que le jour commençait à percer les nuages et que les yeux de Fatima depuis peu s’étaient enfin clos, des bruits et des lumières, agitant de nouveau la cour, la réveillèrent. Cette fois, en un clin d’oeil chacun fut debout. C’étaient des serviteurs de la maisonnée
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