Fatima
des « ah » tombèrent de la bouche des femmes. Ruqalya ruisselait de fierté. ‘Othmân ibn Affân était sans conteste le plus bel homme de Mekka. Il avait à peine passé la vingtaine et nombre d’histoires couraient déjà sur les coeurs qu’il avait dévastés.
— Cela fait plus d’un an que je lui résiste, expliqua Ruqalya. Dès que mon mari partait pour la chasse, il se débrouillait pour être sous mon regard. Quand mon époux s’absentait pour de longs voyages vers le Nord ou le Sud, si je l’avais laissé faire, il aurait soudoyé toute la maisonnée pour atteindre ma couche. Aiiie ! Combien de fois ai-je failli céder ?
Les servantes gloussèrent, se frottant les cuisses, la tête farcie d’images. Cette fois, Fatima fut sur le point de réagir. Cette idiote de Ruqalya n’avait-elle aucune conscience de sa vulgarité ? Mais avant qu’elle n’ouvre la bouche, Ashemou, gentiment ironique, demanda :
— Cet ‘Othmân ibn Affân, il est du clan des Omayya Abd Sham, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, tu peux être certaine qu’il tournait autour de la Ka’bâ, dans les pas des mauvais qui haïssent ton père. Sans doute, quand il parle de notre maître, dit-il « Muhammad le Fou », comme les autres… Tu veux croire qu’il t’épousera après qu’un Utbal ibn Lahab t’a jetée hors de chez lui ?
— Tu te trompes, protesta Ruqalya avec dédain. Tu te trompes du tout au tout. Tu ne connais rien de lui. C’est tout le contraire. Peut-être bien que ses pères et ses oncles crachent sur notre père, mais lui, ‘Othmân, son coeur n’est pas pourri. Il y a trois lunes, juste avant la nuit, devant la Ka’bâ, il m’a pris la main. J’ai pu voir loin au-dedans de lui. Il m’a regardée dans les yeux. Les siens sont transparents, avec un peu de ciel bleu sur le pourtour. Dans des yeux pareils, le mensonge ferait une ombre, j’en suis certaine… Il a dit : « Si le Dieu de ton père est si puissant qu’il peut engendrer une femme aussi belle que toi, alors pour le restant de mes jours je serais heureux de me soumettre à sa loi. Moi aussi je dirai : Allah est grand et il n’y a de Dieu que lui !»
C’en était trop ! Fatima prit son bâton et se glissa du mieux qu’elle put dans le silence de la cour. Là, au moins, il était possible de respirer.
Un moment, elle testa la solidité de sa cheville. Cela allait mieux. Si les baumes de la vieille Bédouine n’avaient pas repoussé la mort de l’oncle Abu Talib, au moins la soulageaient-ils.
La nuit était sans lune. L’obscurité fourmillait d’étoiles si vives qu’elles en devenaient éblouissantes. Fatima ne put s’empêcher de penser à Abd’Mrah. Et de penser à lui d’une certaine façon. Dormait-il ? Sous une tente ou simplement sur un peu de terre douce, enveloppé dans son manteau de berger ? Avait-il lui aussi les yeux ouverts en cet instant ? Contemplait-il les étoiles ? Se demandait-il si elle les regardait ? Se pouvait-il qu’un homme et une femme, séparés par des déserts, des montagnes et peut-être même des mers, puissent nouer leurs yeux et leurs pensées dans l’étendue laiteuse des étoiles ?
Fatima frappa le sol de son bâton. Quelle stupidité ! Ces bavardages futiles et incessants qui avaient noyé ses oreilles toute la soirée lui brouillaient la cervelle. Le feu de la honte, ou d’on ne sait quoi, lui brûla les joues autant que la poitrine. Qu’Allah le Clément et le Miséricordieux la protège de devenir aussi sotte que ses soeurs !
— Fatima ? Fatima, c’est toi ?
Le chuchotement la glaça. Il provenait du quartier des hommes. Elle jeta un coup d’oeil en direction de la porte de son père. Aucune lueur de lampe ne perçait les fentes du vieil huis. Et rien non plus n’était visible des autres chambres, seulement une ombre plus épaisse que la lueur argentée des astres n’atteignait pas.
— Fatima…
Fatima sursauta : le chuchotement venait de tout près. Cette fois, elle reconnut la voix : c’était celle de Zayd. Elle avait été trompée par le faible écho. La silhouette de Zayd se découpa sur le tamaris. Il murmura, comme une excuse :
— Il est arrivé trop de choses aujourd’hui pour que je puisse dormir.
Il bascula le visage vers le ciel et ajouta :
— Parfois, quand les étoiles nous donnent tant de lumière, j’ai l’impression qu’Allah – que Sa Clémence soit sur moi ! – est si proche que je pourrais le toucher.
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